Nom de la station d’interception, heure d’interception, fréquence, indicatif, groupes de lettres…
Où gardait-on les archives des réglages d’Enigma ? C’était la première chose à découvrir. Pas au Contrôle, de toute évidence. Pas dans la salle d’index. Pas au Registre. Ni à côté, dans la salle des Enregistrements : elle y avait déjà procédé à sa petite inspection. La salle de Décodage restait une possibilité, mais les filles qui travaillaient sur les Type-X se plaignaient sans cesse du manque de place, et soixante clés d’Enigma distinctes, leurs positionnements étant changés quotidiennement — et même parfois deux fois par jour dans le cas de la Luftwaffe — eh bien, cela donnait un minimum de cinq cents pièces d’information chaque semaine et de 25 000 chaque année, en se disant qu’il s’agissait là de la quatrième année de guerre. Tout cela suggérait un catalogue de taille ; en fait, une vraie petite bibliothèque.
La seule conclusion qui s’imposait donc était qu’on devait les conserver là où travaillaient les cryptographes, dans la salle des Machines, ou tout près.
Elle acheva de mettre Chicksands sur blist, de midi à trois heures, puis se dirigea vers la porte.
Sa première incursion dans la salle des Machines fut gâchée par la peur : elle la traversa jusqu’à l’autre bout de la hutte sans même jeter un coup d’œil à droite ou à gauche. Tout en maudissant son émotivité, elle s’arrêta devant la salle de Décodage pour feindre d’examiner le panneau d’affichage et c’est d’une main tremblante qu’elle releva un concert, Die Fledermaus, donné par la Bletchley Park Music Society et auquel elle n’avait pas la moindre intention d’assister.
La deuxième traversée se révéla plus fructueuse.
Il n’y avait pas d’appareillage dans la salle des Machines — l’origine de son nom se perdait dans les brumes de 1940 — mais simplement des bureaux, des cryptologues, des corbeilles en fil de fer remplies de messages et, sur le mur de droite, des rayonnages et des rayonnages de dossiers. Elle s’immobilisa et regarda autour d’elle d’un air distrait, comme si elle cherchait un visage familier. Le problème était qu’elle ne connaissait personne. Mais son regard tomba alors sur un crâne quasi chauve entouré d’une couronne de rares cheveux blond roux trop longs, ramenés pathétiquement sur la tonsure couverte de taches de rousseur, et elle s’aperçut que cela n’était pas tout à fait vrai.
Elle connaissait Cordingley.
Ce cher vieux, ce pauvre vieux Donald Cordingley élu vainqueur — la concurrence était rude — du concours du Type le Plus Ennuyeux de Bletchley. Exempté de service militaire pour cause de problèmes de poitrine. Chef-comptable de profession. Dix ans de service à la Compagnie d’assurances des Veuves écossaises à la City de Londres, jusqu’à ce qu’une troisième place chanceuse au concours de mots croisés du Daily Telegraph lui vaille une place dans la salle des machines de la Hutte 6.
Sa place à elle.
Elle l’observa quelques secondes encore puis s’éloigna.
Lorsqu’elle retourna au Contrôle, Miles Mermagen l’attendait près de son bureau.
« Comment était Beaumanor ?
— Fascinant. »
Elle avait laissé sa veste sur le dossier de sa chaise, et il fit courir sa main sur le col, tâtant l’étoffe entre le pouce et l’index comme pour en vérifier la qualité.
— Comment y êtes-vous allée ?
— Un ami m’y a conduit en voiture.
— Un ami homme, donc. » Mermagen affichait un large sourire hostile.
« Comment le savez-vous ?
— J’ai mes espions », répliqua-t-il.
L’océan grouillait de signaux. Ils atterrissaient sur le bureau de Jericho à la cadence d’un toutes les vingt minutes.
À 16 h 00, un sixième U-Boot prit le convoi en chasse, et Cave annonça peu après que HX-229 effectuait un nouveau changement de cap, à 28 degrés, en un ultime essai (d’après lui) désespéré pour échapper à ses poursuivants.
À 18 h 00, Jericho avait une pile de dix-neuf messages dont il avait tiré trois boucles de quatre lettres et tout un tas de programmes à demi esquissés à l’intention des Bombes, programmes qui ressemblaient à des parties de marelle particulièrement élaborées. Il avait le cou et les épaules tellement noués qu’il avait du mal à se redresser.
La pièce était pleine de monde à présent. Pinker, Kingcome et Proudfoot avaient repris leur service. L’autre lieutenant de la marine britannique, Villiers, se tenait près de Cave qui lui expliquait quelque chose sur une de ses cartes. Une Wren chargée d’un plateau proposa à Jericho un sandwich desséché de jambon en conserve et une tasse en fer émaillée remplie de thé que Jericho accepta avec reconnaissance.
Logie arriva derrière lui et lui ébouriffa les cheveux.
« Comment ça va, mon vieux ?
— Franchement, je suis vanné.
— Tu veux arrêter ?
— Très drôle.
— Viens dans mon bureau, je vais te donner quelque chose. Prends ton thé. »
Le « quelque chose » se révéla être un gros comprimé de Benzédrine jaunâtre, que Logie conservait dans une boîte à pilules hexagonale avec une demi-douzaine d’autres.
Jericho hésita. « Je ne suis pas sûr de pouvoir. Ça a pas mal contribué à me rendre dingo la dernière fois.
— Mais c’est ce qui va t’aider à passer la nuit, non ? Allez, vieille branche. Les commandos ne jurent que par ça. » Il agita la boîte sous le nez de Jericho. « Tu t’écrouleras au petit déjeuner ? Et alors ? À ce moment-là, on aura eu cette espèce de saloperie. Ou non. Auquel cas cela n’aura plus d’importance. » Il prit un cachet et le fourra dans la paume de Jericho. « Vas-y. Je ne dirai rien à l’infirmière. » Il referma les doigts de Jericho dessus et ajouta doucement : « Parce que je ne peux pas te laisser partir, tu le sais bien, mon vieux. Pas cette nuit. Pas toi. Certains autres, peut-être, mais pas toi.
— Oh bon sang ! C’est si gentiment demandé ! »
Jericho avala le comprimé avec une gorgée de thé. Cela lui laissa un mauvais goût dans la bouche et il vida sa tasse pour essayer de s’en débarrasser. Logie le regardait avec affection.
« C’est bien, mon garçon. » Il rangea la boîte dans le tiroir de son bureau qu’il ferma à clé.
« Tiens, après tout, j’ai encore dû te couvrir aujourd’hui. Il a fallu que je lui dise que tu étais beaucoup trop important pour être dérangé.
— Mais à qui tu as dit ça ? À Skynner ?
— Non, pas à Skynner. À Wigram.
— Qu’est-ce qu’il veut ?
— Toi, mon pote. C’est toi qu’il veut. Écorché, empaillé et empalé quelque part sur un piquet. Vraiment, je ne comprends pas, pour un mec aussi tranquille que toi, tu ne te fais pas des ennemis à moitié. Je lui ai dit de revenir après minuit. Ça te va ? »
Avant que Jericho n’eût le temps de répondre, le téléphone sonna et Logie décrocha.
« Oui ? C’est moi. » Il grogna et se pencha sur son bureau pour attraper un crayon. « Heure d’émission 19 h 02, 52,1 degrés nord, 37,2 degrés ouest. Merci, Bill. Garde espoir. »