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Le jour que Jericho avait manqué venait de donner à la ville sa première réelle bouffée de printemps. Sur le trottoir, il faisait encore doux malgré la nuit. L’obscurité teintait la rue morne de romantisme. Tandis que les clients du bar s’éparpillaient dans le black-out, Bonnyman attira malicieusement Mlle Jobey contre lui. Ils s’arrêtèrent sous une porte cochère. Elle entrouvrit les lèvres contre les siennes, se pressa contre lui et Bonnyman lui enserra la taille. Ce qui lui faisait défaut en beauté — et, avec le black-out, qui aurait pu le dire ? — , elle le rattrapait largement en ardeur. Sa langue forte et agile, parfumée au porto, se tortilla contre les dents de Bonnyman.

Bonnyman, ingénieur auprès des postes et télécommunications, avait bien été enrôlé à Bletchley, comme Jericho l’avait deviné, pour s’occuper des bombes. Mlle Jobey travaillait dans la chambre du fond, au premier étage du manoir, à classer les codes manuels Abwehr. Respectueux des règles, ils ne s’étaient jamais parlé de ce qu’ils faisaient, discrétion que Bonnyman avait quelque peu étendue au fait qu’il avait une femme et deux enfants qui l’attendaient à Dorking.

Il glissa la main le long des cuisses minces de Mlle Jobey et entreprit de soulever sa jupe.

« Pas ici », lui souffla-t-elle dans la bouche en repoussant les doigts trop entreprenants.

Bon (comme Bonnyman le confierait ensuite avec un clin d’œil à l’inspecteur de police impassible chargé de prendre sa déposition), c’est fou ce qu’un adulte doit faire, en temps de guerre pour une simple partie de vous-savez-quoi.

D’abord, une balade à bicyclette qui les conduisit le long d’une voie ferrée, sous un pont de chemin de fer. Ensuite, à la faible lueur d’une torche, par-dessus un portail cadenassé et, dans la boue et les débris, vers la masse d’un bâtiment en ruine. Il y avait une grande étendue d’eau, quelque part, tout près. On ne la voyait pas, mais on entendait un clapotis dans la brise et de temps en temps le cri du gibier d’eau dans la nuit, et puis on percevait une obscurité plus profonde encore, comme une grande fosse noire.

Protestations de Mlle Jobey qui fila ses précieux bas et se tordit la cheville ; imprécations plus fortes et plus amères dirigées contre M. Bonnyman et ses manigances qui n’auguraient rien de bon quant au but qu’il avait à l’esprit. Elle se mit à pleurnicher :

« Allez, Bonny ! J’ai peur, moi, rentrons. »

Mais Bonnyman n’avait aucunement l’intention de rentrer. Déjà en temps normal, Mme Armstrong enregistrait le moindre grincement perceptible à l’intérieur de la Pension du Commerce, une vraie station d’interception à elle toute seule ; et ce soir, elle ne manquerait pas d’être encore plus en alerte que d’habitude. De plus, il trouvait cet endroit excitant. Le faisceau de lumière braqué sur la brique brute montra des signes d’amours antérieures, — AE + GS, Tony = Kath. Cet endroit était porteur d’une charge érotique. Il s’était de toute évidence passé tant de choses ici même, il y avait eu tant de tâtonnements murmurés… Ils faisaient partie d’un grand flux de désir qui prenait sa source bien avant eux et continuerait bien après eux — un flux illicite, irrépressible, éternel. C’était la vie. C’était du moins le cours que suivaient les pensées de Bonnyman, même si, évidemment, il n’en parla pas sur le moment ni par la suite à la police « Alors, que s’est-il passé ensuite, monsieur ? Exactement. »

Il n’allait pas raconter cela non plus, merci bien, avec ou sans exactitude.

Bonnyman avait coincé ensuite la torche dans une cavité, à un endroit où l’on avait dû arracher quelque chose au mur de brique, puis il avait serré Mlle Jobey dans ses bras. Il avait d’abord affronté une toute petite résistance — quelques légères dérobades, quelques « arrêtez » et « pas ici », qui avaient rapidement perdu de leur conviction lorsque la langue de la jeune femme avait repris son ouvrage et qu’ils s’étaient retrouvés au point où ils avaient laissé les choses devant l’Auberge des huit cloches. Cette fois encore, il fit courir ses mains sous la jupe et cette fois encore, elle le repoussa, mais pas pour les mêmes raisons. Le front légèrement plissé, elle s’était baissée et avait retiré sa culotte, une jambe, l’autre jambe, et le bout d’étoffe avait disparu dans sa poche. Bonnyman la regardait, hypnotisé.

« Ce qui s’est passé ensuite, monsieur l’inspecteur, exactement, c’est que Mlle Jobey et moi-même nous avons remarqué des sacs de jute entassés dans un coin. »

Elle, la jupe relevée au-dessus des genoux, lui, le pantalon baissé sur les chevilles, avançant comme s’il avait des jambes de plomb puis tombant à genoux sur les sacs, soulevant un nuage de poussière qui s’épanouit à la lueur de la torche tandis qu’elle s’agitait et protestait qu’elle avait quelque chose qui lui rentrait dans le dos.

Ils s’étaient relevés et avaient écarté les sacs pour faire une couche plus confortable.

« Et c’est à ce moment-là que vous l’avez trouvé ?

— C’est à ce moment-là que nous l’avons trouvé. »

L’inspecteur de police abattit soudain le poing avec force sur la table de bois rustique et appela son sergent d’une voix forte.

« Des nouvelles de M. Wigram ?

— Nous le cherchons toujours, chef.

— Eh bien vous avez intérêt à le trouver, mon vieux. Trouvez-le. »

4

La Bombe était lourde — Jericho évalua qu’elle devait peser plus d’une demi-tonne — et, bien qu’elle fût montée sur roulettes, il lui fallut toute sa force, associée à celle de l’ingénieur, pour l’écarter du mur. Jericho tirait pendant que l’ingénieur passait derrière et posait son épaule contre le cadre pour pousser. L’appareil s’écarta enfin avec un crissement et les Wrens entrèrent pour le préparer.

Cette machine à décrypter était un monstre, une machine tirée des visions d’avenir de H. G. Wells : armoire métallique noire de deux mètres cinquante de large sur un mètre quatre-vingts de haut équipée de tout un tas de bobines d’une douzaine de centimètres de diamètre disposées à l’avant. L’arrière était monté sur des gonds et s’ouvrait sur un entrelacs considérable de câbles multicolores et l’éclat terne des cylindres métalliques. À l’endroit où se trouvait la machine, contre le mur, une grosse flaque d’huile maculait le sol en ciment.

Jericho s’essuya les mains sur un chiffon et s’écarta pour observer les choses à distance. La baraque contenait plein d’autres Bombes qui tournaient sur d’autres clés d’Enigma, et Jericho trouva que le bruit, mêlé à la chaleur, devait ressembler à la salle des machines d’un navire. Une auxiliaire féminine se dirigea vers l’arrière de l’armoire et entreprit de débrancher et de rebrancher les câbles. Une autre passa devant et vérifia chaque bobine. Dès qu’elle trouvait un défaut de montage, elle tendait la bobine à l’ingénieur qui remettait les minuscules filaments en place avec une paire de pinces. Les pinceaux de contact s’effilochaient sans cesse, tout comme la courroie qui reliait le mécanisme au gros moteur électrique avait tendance à se détendre et à glisser à chaque fois que la charge était trop lourde. Et comme les ingénieurs n’arrivaient jamais à obtenir une très bonne mise à la terre, les armoires avaient tendance à produire de puissantes décharges électriques.

Jericho trouvait que c’était la pire tâche de toutes. Vraiment un sale boulot. Huit heures par jour, six jours par semaine, enfermé dans cette cellule assourdissante et dépourvue de fenêtre. Il se détourna pour consulter sa montre car il ne voulait pas qu’on voie son impatience. Il était près de vingt-trois heures trente.