On faisait en ce moment même entrer son programme dans la majorité des Bombes du territoire de Bletchley. À une douzaine de kilomètres au nord du parc, à l’intérieur d’une baraque située dans le domaine forestier de Gayhurst Manor, une poignée de Wrens fatiguées qui attendaient la relève reçurent l’ordre d’arrêter les trois Bombes qui fonctionnaient sur Nuthatch (administration militaire de Berlin-Vienne-Belgrade), de les dépouiller et de les apprêter pour Shark. Dans l’écurie d’Adstock Manor, à une quinzaine de kilomètres à l’ouest, les filles se la coulaient douce, pieds relevés à côté de leurs machines silencieuses, une tasse d’Ovomaltine à la main et l’oreille collée à la douce voix de Tommy Dorsey sur l’émission de variétés de la BBC, quand le directeur avait déboulé, porteur d’une liasse de programmes, en leur disant de se manier un peu le train. Et il en alla de même à Wavendon Manor, à cinq kilomètres au nord-est : on dépouilla quatre Bombes dans un bunker aveugle et humide de leur programme Osprey (ce busard-là recouvrait la clé non prioritaire d’Enigma concernant l’organisation Todt) et l’on ordonna aux opérateurs de se préparer à une mission urgente.
Ces machines, avec les deux qui se trouvaient dans la Hutte 11 de Bletchley, donnaient le total des douze Bombes promises.
Une fois la vérification mécanique terminée, la Wren retourna à la première rangée de cylindres et entreprit de les régler sur les combinaisons indiquées sur le programme. Elle épelait les lettres afin que l’autre fille puisse les contrôler.
« Freddy, Beurre, Quartier…
— Oui.
— Alligator, Xylophone, Édouard…
— Oui. »
Les cylindres glissèrent sur leur axe et furent fixés en place avec un fort déclic métallique. Chacun d’eux était monté pour reproduire l’action d’un seul rotor d’Enigma : il y en avait 108 en tout, ce qui équivalait à 36 Enigma fonctionnant en parallèle. Lorsque tous les cylindres furent réglés, la Bombe fut remise en place et le moteur lancé.
Les cylindres se mirent à tourner, sauf un, dans la rangée supérieure, qui était resté coincé. L’ingénieur lui donna un petit tour de clé, et celui-ci aussi rejoignit le mouvement. La Bombe fonctionnerait maintenant en continu sur ce programme — en tout cas pendant au moins une journée ; deux ou trois selon les prévisions de Jericho —, ne s’interrompant qu’occasionnellement, quand les cylindres se retrouveraient alignés de telle sorte qu’il y aurait un circuit fermé. On vérifierait alors à nouveau les positions des cylindres, on procéderait à des essais et on ferait repartir la machine, cela jusqu’à ce que la combinaison exacte des positions ait été obtenue, permettant alors aux analystes de lire les signaux Shark de la journée. Telle était en tout cas la théorie.
L’ingénieur entreprit d’écarter l’autre Bombe du mur et Jericho s’avança pour lui prêter main-forte, mais sentit qu’on le tirait par le bras.
« Viens donc, vieille branche, lui cria Logie par-dessus le vacarme. Nous ne pouvons rien faire de plus ici. » Il le tira à nouveau par la manche.
Jericho se retourna à contrecœur et sortit derrière lui de la baraque.
Il ne ressentait aucune allégresse. Le lendemain soir, peut-être, ou jeudi, les Bombes allaient leur donner les réglages d’Enigma pour la journée qui s’achevait. Et alors le vrai travail commencerait — la tâche laborieuse qui consistait à reconstituer le nouveau Précis du code météo. Il s’agirait de prendre le bulletin météo du convoi et de le faire correspondre aux signaux météorologiques déjà reçus de la part des U-Boote qui l’encerclaient, il faudrait deviner, essayer, élaborer une nouvelle série de cribles… La bataille contre Enigma n’aurait jamais de fin. C’était un tournoi d’échecs à un millier de manches contre un joueur d’une force défensive prodigieuse, et où, chaque jour, les pièces reprenaient leur place initiale et la partie repartait à zéro.
Logie semblait lui aussi assez à plat en remontant le chemin goudronné jusqu’à la Hutte 8.
« J’ai renvoyé les autres chez eux pour qu’ils prennent un peu de repos, disait-il. Et c’est ce que je vais faire aussi. Tu devrais faire la même chose si tu n’es pas trop excité pour dormir.
— Je vais juste mettre un peu d’ordre ici avant de partir, si ça ne te dérange pas. Je dois aller ranger le code dans le coffre.
— D’accord, merci.
— Et puis, j’imagine que je ferais mieux d’affronter Wigram.
— Ah oui, Wigram. »
Ils pénétrèrent dans la baraque. Une fois dans son bureau, Logie lança à Jericho les clés du musée noir. « Et ton prix, dit-il en brandissant une demi-bouteille de scotch. N’oublions pas ça. »
Jericho sourit. « Je croyais que tu avais dit que Skynner offrait une bouteille entière.
— Euh, oui, bon, je l’ai dit, mais tu connais Skynner.
— Donne-la aux autres.
— Arrête tes bondieuseries. » Du même tiroir, Logie fit apparaître deux tasses émaillées. Il souffla dessus pour en chasser la poussière et en essuya l’intérieur avec son index. « À quoi allons-nous boire ? Ça ne te gêne pas si je t’accompagne ?
— À la fin de Shark ? À l’avenir. »
Logie versa une bonne rasade de whisky dans chacune des tasses. « Et qu’est-ce que tu dirais, dit-il d’un air rusé en tendant une tasse à Jericho, de boire à ton avenir ? »
Ils trinquèrent.
« À mon avenir, alors. »
Ils s’assirent sans quitter leur pardessus et burent en silence.
« Je suis mort, déclara enfin Logie en s’appuyant sur le bureau pour s’aider à se lever. Je ne pourrais même pas te dire en quelle année on est, vieille branche, sans parler du jour. » Il y avait trois pipes posées sur un râtelier, et il souffla bruyamment dans chacune d’elles avant de les glisser dans sa poche. « Et n’oublie pas ton scotch.
— Je n’en veux pas, de ce putain de scotch.
— Prends-le. S’il te plaît. Fais-le pour moi. »
Dans le couloir, il serra la main de Jericho et celui-ci craignit qu’il ne dise quelque chose d’embarrassant. Mais, quoi qu’il ait eu à l’esprit, il se ravisa et se contenta d’adresser à Jericho un petit salut triste avant de remonter le couloir en titubant et de claquer la porte derrière lui.
La Grande Salle, dans l’attente de la relève de minuit, était pratiquement vide. On effectuait un petit travail décousu sur Dolphin et Porpoise à l’autre bout de la pièce. Deux jeunes femmes en bleu de travail étaient agenouillées près du bureau de Jericho et ramassaient le moindre fragment de papier pour le mettre dans un sac destiné à l’incinération. Seul Cave se trouvait encore là, courbé au-dessus de ses cartes. Il leva la tête à l’entrée de Jericho.
« Alors ? Comment ça marche pour vous ?
— Trop tôt pour le dire », fit Jericho. Il trouva le code et le glissa dans sa poche. « Et de votre côté ?
— Trois touchés pour le moment. Un navire de charge norvégien et un cargo hollandais. Ils ont coulé aussitôt. Le troisième est en flammes et ne cesse de tourner en rond. La moitié de l’équipage est porté disparu, l’autre essaye de sauver le navire.
— C’est lequel ?
— Un Liberty Ship américain. Le James Oglethorpe. Sept mille tonneaux, transportant de l’acier et du coton.
— Américain », répéta Jericho. Il pensa à Kramer.