Выбрать главу

Mon frère est mort, parmi les premiers…

« C’est un massacre, commenta Cave, un épouvantable massacre. Et faut-il que je vous dise le pire ? C’est que ça ne va pas se terminer ce soir. Ça va continuer de cette façon pendant des jours. On va les pourchasser, les traquer, les torpiller jusqu’au bout de ce fichu Atlantique Nord. Pouvez-vous imaginer l’impression que ça fait ? De voir le bateau qui est à côté de vous exploser ? De ne pas avoir le droit de s’arrêter pour sauver les survivants ? D’attendre votre tour ? » Il toucha sa cicatrice puis parut se rendre compte de ce qu’il faisait et laissa retomber sa main en un geste qui exprimait une effroyable résignation. « Et maintenant, apparemment, on a capté des signaux de U-Boote qui grouillent autour de SC-122. »

Son téléphone se mit à sonner et il pivota sur lui-même pour répondre. Pendant qu’il avait le dos tourné, Jericho déposa doucement la demi-bouteille de scotch à moitié vide sur le bureau, et sortit dans la nuit.

Son esprit, chargé à la Benzédrine et au scotch, semblait suivre un itinéraire propre et tournait comme les Bombes de la Hutte 11, établissant des connexions curieuses et aléatoires : Claire, Hester, Skynner, Wigram et son holster sur l’épaule, les traces de pneus dans le givre, devant la chaumière, et le Liberty Ship en flammes qui tournait et tournait sur les corps de la moitié de l’équipage.

Il s’arrêta près du lac afin de prendre un peu l’air et repensa à toutes les fois où il s’était tenu au même endroit, dans l’obscurité, à observer les contours estompés du manoir contre les étoiles. Il plissa les paupières et vit la bâtisse telle qu’elle avait dû être avant la guerre. Un soir d’été. Les accords d’un orchestre et une bulle de voix dérivant sur la pelouse. Une rangée de lanternes chinoises, roses, mauves et jaunes qui s’agitait dans l’arboretum. Des lustres dans la salle de bal. Le cristal blanc fracturant la surface lisse du lac.

La vision fut si forte qu’il s’aperçut qu’il transpirait sous son pardessus avec la chaleur imaginaire. Tandis qu’il gravissait la côte conduisant à la grande demeure, il s’imagina voir une rangée de Rolls-Royce argentées, les chauffeurs appuyés contre les interminables capots. Mais en se rapprochant, il se rendit compte qu’il s’agissait en fait de simples cars venus décharger la prochaine équipe et embarquer la dernière, et que les accords de musique n’étaient que les percussions des sonneries de téléphone et le martèlement des pas sur les dalles.

Dans le dédale du manoir, il salua prudemment les quelques personnes qu’il croisa — un vieillard en costume gris sombre, un capitaine de l’armée de terre, une auxiliaire féminine de l’Air Force. Ils paraissaient tous miteux dans la lumière terne et il devina à leur expression qu’il devait avoir l’air assez bizarre lui aussi. La Benzédrine pouvait produire un effet curieux sur la pupille de l’œil, crut-il se rappeler, et il ne s’était ni changé ni rasé depuis plus de quarante heures. Cependant, personne à Bletchley n’avait jamais été mis dehors à cause de son apparence, ou le centre aurait été vidé depuis le début. Il y avait le vieux Dilly Knox qui venait travailler en peignoir, Turing, qui faisait de la bicyclette avec un masque à gaz pour essayer de soigner son rhume des foins et les décrypteurs de la section japonaise qui s’étaient un jour baignés nus dans le lac à l’heure du déjeuner. En comparaison, Jericho avait l’allure conventionnelle d’un comptable.

Il ouvrit la porte qui conduisait à la cave. L’ampoule avait dû griller depuis sa dernière visite car il se retrouva devant un puits obscur aussi glacial et insondable que des catacombes. Une très vague lueur apparaissait au bas de l’escalier, aussi descendit-il les marches à tâtons dans cette direction. Il s’agissait en fait de la serrure du musée noir entourée de peinture luminescente : stratagème qu’ils avaient appris pendant le Blitz.

À l’intérieur de la pièce, l’interrupteur fonctionnait. Il ouvrit le coffre-fort, rangea le code et eut pendant un instant l’idée folle de dissimuler les cryptogrammes à l’intérieur. Pliés dans une enveloppe, ils pourraient passer inaperçus pendant des mois. Mais quand aurait-il la possibilité de les récupérer ? Et puis on ne manquerait pas de les trouver un jour. Il suffirait alors d’un coup de fil à Beaumanor pour que tout soit découvert — son implication, celle d’Hester…

Non, non.

Il referma la porte d’acier.

Mais il n’arrivait pas à se décider à partir. Tant de sa vie était ici. Il effleura le coffre puis les murs, rêches et secs. Il passa le doigt sur la poussière de la table puis contempla la rangée d’Enigma sur l’étagère métallique. Elles étaient enchâssées dans du bois léger, la plupart disposaient encore de leur boîtier d’origine et, quoique au repos, elles semblaient exprimer une puissance irrésistible, presque menaçante. Il se dit que c’était là bien autre chose que de simples machines. Ces machines — mystérieuses, complexes, animées — représentaient en fait les synapses du cerveau ennemi.

Il les examina pendant quelques minutes et s’apprêta à s’éloigner.

Mais il s’immobilisa.

« Tom Jericho, chuchota-t-il, tu n’es qu’un pauvre imbécile. »

Les deux premières Enigma qu’il descendit de leur perchoir et examina se révélèrent très abîmées et inutilisables. La troisième avait une étiquette à bagage fixée à la poignée par un bout de ficelle : Sidi-Bou-Saïd 14/2/43. Une Enigma de l’Afrika Korps, prise de guerre de la 8e Armée lors de leur attaque contre Rommel le mois précédent. Il la déposa précautionneusement sur la table et ouvrit les clapets de métal. Le couvercle se souleva sans problème.

Celle-ci était en parfait état : une vraie beauté. Les lettres du clavier n’étaient pas usées, le boîtier de métal noir ne présentait aucune rayure, les ampoules de verre étaient transparentes et lumineuses. Les trois rotors — arrêtés, comme il le découvrit, en position ZDE — luirent d’un éclat argenté sous la lumière crue. Jericho caressa tendrement la machine. Elle devait tout juste sortir des mains de ses fabricants. « Chiffriermaschine Gesellschaft » pouvait-on lire sur leur plaque. « Heimsoeth und Rinke, Berlin-Wilmersdorf, Uhlandstrasse 138 ».

Il pressa une touche. Elle était plus ferme que sur une machine à écrire normale. Lorsqu’il l’eut suffisamment enfoncée, la machine émit un bruit métallique et le rotor droit pivota d’un cran. En même temps, l’une des ampoules s’alluma.

Alléluia !

La batterie était chargée. L’Enigma n’était pas morte.

Il vérifia le mécanisme. Il se pencha au-dessus de l’appareil et tapa C. La lettre J s’alluma. Il tapa L et obtint un U. A, I, R et E donnèrent successivement X, P, Q et encore Q.

Il souleva le couvercle interne d’Enigma et défit la broche, remit les rotors en position ZDE et les fixa à nouveau. Il tapa le cryptogramme JUXPQQ, et C–L-A-I-R-E fut épelé lettre par lettre par les ampoules, sous forme de petites explosions de lumière.

Il chercha sa montre dans sa poche. Minuit moins deux. Il remit le couvercle en place et remonta Enigma sur son étagère. Puis il s’assura que la porte était bien fermée derrière lui.

Qui était-il pour les gens qu’il croisa brièvement dans le couloir ? Rien ni personne. Un de ces drôles de cryptologues complètement débordés.

Comme convenu, Hester Wallace se trouvait dans la cabine téléphonique à minuit, récepteur en main, se sentant plus stupide qu’effrayée tandis qu’elle feignait de téléphoner. De l’autre côté de la vitre, deux flots d’éclairs pâles se croisaient dans l’obscurité alors qu’une équipe se dirigeait vers la grille d’entrée et qu’une autre arrivait en sens contraire. Hester avait dans la poche une feuille de ce papier brunâtre et grossier caractéristique de Bletchley sur laquelle elle avait noté six informations.