« On a retrouvé la barque, monsieur, annonça Leveret. Il y a du sang au fond. »
Juste avant trois heures, Jericho avait déchiffré le premier message :
AU BUREAU DU COMMANDANT EN CHEF. URGENT.
DÉCOUVERTE À DOUZE KILOMÈTRES À L’OUEST DE SMOLENSK DE SIGNES DE RESTES HUMAINS. APPAREMMENT BEAUCOUP, PEUT-ÊTRE DES MILLIERS. COMMENT DOIS-JE PROCÉDER ? LACHMAN, OBERST, POLICE MILITAIRE.
Jericho se redressa et contempla le prodige. Eh bien, oui, Herr Oberst, comment allez-vous procéder ? Je meurs d’envie de le savoir.
Une fois de plus, il recommença la procédure des réglages des connexions et positions d’Enigma. Le signal suivant avait été émis de Smolensk trois jours plus tard, le 9 février. A, N, O, K, H, B, E, F, E, H, L… L’exquise rigueur de l’armée germanique s’afficha devant lui. Puis vint un caractère nul et G, E, S, T, E, R, N, U, N, D, H, E, U, T, E.
Gestern und Heute. Hier et aujourd’hui.
Et ainsi de suite, lettre par lettre, implacablement, impitoyablement — presser, clac, lumière, noter —, en s’interrompant de temps à autre pour se masser les doigts et redresser son dos, l’épouvantable récit rendu plus terrible encore du fait de la lenteur avec laquelle il lui fallait le lire, les yeux pressés contre le crime. Certains mots lui donnèrent du mal. Que signifiait mumifiziert ? Pouvait-il s’agir de « momifié » ? et Sagemehl geknebelt ? « Bâillonné avec de la sciure » ?
EXCAVATION PRÉLIMINAIRE ENTREPRISE EN FORÊT AU NORD DU CHÂTEAU DU DNIEPR HIER ET AUJOURD’HUI. SITE APPROXIMATIVEMENT DE DEUX CENTS MÈTRES CARRÉS. COUVERTURE DE TERRE ATTEIGNANT UN MÈTRE CINQUANTE ET PLANTÉE DE JEUNES SAPINS. CINQ COUCHES DE CADAVRES. COUCHES SUPÉRIEURES MOMIFIÉES, COUCHES INFÉRIEURES LIQUÉFIÉES. VINGT CORPS RÉCUPÉRÉS. MORT CAUSÉE PAR BALLE UNIQUE DANS LA TÊTE. MAINS LIÉES AU FIL DE FER. BOUCHES BÂILLONNÉES AVEC ÉTOFFE ET SCIURE. UNIFORMES MILITAIRES. BOTTES HAUTES ET MÉDAILLES INDIQUENT VICTIMES SONT OFFICIERS POLONAIS. GRAND FROID ET CHUTE DE NEIGE NOUS CONTRAIGNENT À SUSPENDRE OPÉRATIONS EN ATTENDANT DÉGEL. JE POURSUIVRAI MON ENQUÊTE. LACHMAN, OBERST, POLICE MILITAIRE.
Jericho fit le tour de sa petite cellule en se donnant des claques sur les bras et en tapant des pieds. Elle lui paraissait peuplée de fantômes qui lui souriaient de leur bouche édentée, explosée vers l’arrière de leur tête. Lui-même marchait en pleine forêt et le froid lui entaillait la chair. Lorsqu’il s’immobilisait pour tendre l’oreille, il croyait entendre le son des arbres que l’on déracinait, des pelles et des pics heurtant la terre gelée.
Des officiers polonais ?
Puck ?
Le troisième message, après un silence de onze jours, avait été envoyé le 20 février. Nach Eintreten Tauwetter Exhumierungen im Wald bei Katyn fortgesetzt…
APRÈS DÉGEL EXCAVATION REPRISE DANS FORÊT DE KATYN À HUIT HEURES HIER. CINQUANTE-DEUX CADAVRES EXAMINÉS. NOMBREUSES LETTRES PERSONNELLES, MÉDAILLES ET PIÈCES POLONAISES RÉCUPÉRÉES. AUSSI DOUILLES BALLES PISTOLET CALIBRE SEPT SOIXANTE-CINQ MARQUE OUVREZ GUILLEMETS GECO D FERMEZ GUILLEMETS. INTERROGATOIRE POPULATION LOCALE ÉTABLIT PRIMO EXÉCUTIONS CONDUITES PAR NKVD PENDANT OCCUPATION SOVIÉTIQUE DE MARS ET AVRIL MIL NEUF CENT QUARANTE. SECONDO VICTIMES APPAREMMENT AMENÉES PAR TRAIN DU CAMP DÉTENTION DE KOZIELSK À GARE GNIEZDOVO ET CONDUITES EN FORÊT DE NUIT PAR GROUPES DE CENT D’APRÈS COUPS DE FEU ENTENDUS. TERTIO NOMBRE TOTAL VICTIMES ESTIMÉ DIX MILLE JE RÉPÈTE DIX MILLE. AIDE URGENTE EXIGÉE SI EXCAVATION DOIT CONTINUER.
Jericho demeura immobile pendant un quart d’heure, les yeux fixés sur Enigma, s’efforçant de saisir l’ampleur des implications. Il se dit qu’il s’agissait d’un secret dangereux à connaître. Un secret susceptible de vous engloutir complètement. Dix mille Polonais — nos vaillants alliés, survivants de l’armée qui avait chargé les Panzer de la Wehrmacht à cheval, sabre au poing —, dix mille d’entre eux donc, ligotés, bâillonnés et abattus par notre autre mais non moins vaillante, quoique plus récente alliée, l’héroïque Union soviétique ? Pas étonnant que le Registre eût été nettoyé.
Une idée lui vint et il retourna au premier cryptogramme qu’il avait essayé de déchiffrer. Si on le regardait ainsi en effet :
HYCYKWPIOROKDZENAJEWICZJPTAKJHRUTBPYSJMOTYLPCIE
cela n’avait aucun sens, mais si on le classait autrement, cela donnait :
HYCYK, W., PIORO, K., DZENAJEWICZ, J., PTAK. J., HRUT, B., PYS, J., MOTYL, P.,…
et du chaos surgissait l’ordre. Des noms propres.
Il en savait assez à présent. Il aurait pu s’arrêter, mais il continua tout de même, parce qu’il n’était pas homme à laisser un mystère à demi résolu, une preuve mathématique à moitié ébauchée. Il convenait de relever le chemin jusqu’à la réponse, même si l’on avait deviné la destination bien avant la fin du voyage.
Réglages d’Enigma pour la clé de l’armée allemande Vulture le 2 mars 1943 :
III IV II LUK JP DY QS HL AE NW CU IK FX BR
An Ostubaf Dorfmann. Ostubaf pour Obersturmbannführer. Un grade de la Gestapo.
À OBERSTURMBANNFÜHRER DORFMANN RSHA SUR ORDRES DU BUREAU DU COMMANDANT EN CHEF NOMS DES OFFICIERS POLONAIS IDENTIFIÉS À CETTE DATE DANS LA FORÊT DE KATYN COMME SUIT
Il ne prit pas la peine de les écrire. Il savait ce qu’il cherchait et le trouva au bout d’une heure, enfoui dans un murmure confus d’autres noms. Celui-ci n’avait pas été envoyé à la Gestapo le 2, mais le 3 mars :
PUKOWSKI, T.
6
Quelques minutes après cinq heures, Tom Jericho refit surface telle une taupe de son trou souterrain, et resta un moment dans le couloir du manoir, à écouter. L’Enigma était retournée sur son étagère, le coffre fermé, la porte du musée noir verrouillée. Les cryptogrammes et les réglages se trouvaient dans sa poche. Il n’avait laissé aucune trace derrière lui. Il entendit des pas et des voix masculines venir dans sa direction, et il se plaqua contre le mur, mais, qui que cela ait pu être, ils ne vinrent pas de son côté. L’escalier de bois grinça tandis qu’ils montaient, invisibles, vers les bureaux installés dans les chambres.
Il avança prudemment, en rasant les murs. Si Wigram était allé le chercher à la baraque à minuit et ne l’avait pas trouvé, qu’avait-il pu faire ? Il s’était sûrement rendu Albion Street. Et, en découvrant que Jericho n’était pas allé là-bas, il devait à présent avoir déclenché tout un plan de recherches. Mais Jericho ne voulait pas qu’on le trouve maintenant, pas encore. Il lui restait trop de questions à poser, et un seul homme en connaissait les réponses.
Il passa devant la cage d’escalier et ouvrit la double porte qui donnait sur le hall.
Tu es devenu son amant, n’est-ce pas, Puck ? Celui qui est arrivé juste après moi dans la grande porte à tambour des hommes de Claire Romilly. Je ne sais comment — comment ? — mais tu te doutais qu’il se passait quelque chose d’affreux dans cette épouvantable forêt. Et c’est pour cela que tu l’as draguée, non ? Parce qu’elle avait accès à des informations que tu ne pouvais obtenir, c’est ça ? Alors elle a dû accepter de t’aider, elle a dû commencer à copier tout ce qui lui paraissait intéressant. (« Elle était devenue beaucoup plus attentive, ces derniers temps… ») Puis il y a eu ce jour de cauchemar où tu as appris que… qui ? Ton père ? Ton frère ?… était enterré dans cet endroit horrible. Et le lendemain, tout ce qu’elle pouvait t’apporter, c’était des cryptogrammes parce que les Britanniques — les Britanniques : tes fidèles Alliés, tes protecteurs loyaux à qui les Polonais avaient confié le secret d’Enigma — les Britanniques avaient décidé qu’au nom de l’intérêt supérieur, ils ne voulaient tout simplement rien savoir.