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Puck, Puck, qu’as-tu fait ?

Qu’as-tu fait d’elle ?

Il y avait une sentinelle dans le hall d’entrée gothique, deux cryptologues qui bavardaient tranquillement sur un banc et une auxiliaire féminine de l’Air Force chargée de dossiers qui essayait de trouver la poignée de la porte avec son coude. Jericho lui ouvrit la porte et elle le remercia d’un sourire, levant les yeux au ciel comme pour dire : Il n’y a pas idée de se trouver dans un endroit pareil à cinq heures du matin par un jour de printemps. Jericho lui rendit son sourire et hocha la tête en compagnon d’infortune : Oh oui, il n’y a pas idée…

La jeune femme prit une direction, il prit l’autre, celle de l’étoile du berger et des grilles d’entrée. Le ciel était très sombre et la cabine téléphonique presque invisible dans l’ombre de l’arboretum. Elle était vide. Il passa devant et s’enfonça dans la végétation. Sir Herbert Leon, dernier maître victorien du parc, avait été un botaniste distingué et avait peuplé son domaine de trois cents espèces d’arbres différentes. Quarante ans d’ensemencement suivis de quatre années sans taille avaient transformé l’arboretum en un labyrinthe de chambres secrètes, et c’est là que Jericho s’accroupit sur la terre sèche pour attendre Hester Wallace.

À cinq heures et quart, il lui parut évident qu’Hester ne viendrait plus, ce qui impliquait qu’elle était retenue. Auquel cas on le cherchait très certainement.

Il fallait qu’il sorte du parc et il ne pouvait risquer de passer par l’entrée principale.

À cinq heures vingt, lorsque ses yeux se furent suffisamment accoutumés à l’obscurité, il repartit vers le nord, c’est-à-dire vers le manoir, à travers l’arboretum, sa liasse de secrets pesant lourd dans sa poche. Il ressentait encore les effets de la Benzédrine — une légèreté dans les muscles, une sensibilité de l’esprit, surtout au danger — et il rendit grâce à Logie de l’avoir poussé à en prendre. Sans cela, il serait tombé depuis longtemps.

Puck, Puck, qu’as-tu fait ?

Qu’as-tu fait d’elle ?

Il sortit prudemment d’entre deux sycomores et s’avança sur la pelouse, le long du manoir. Devant lui se dressait la silhouette basse de la vieille Hutte 4 et, derrière, la masse de la grande maison. Il la contourna pour gagner l’arrière, passa devant quelques poubelles et pénétra dans la cour. Là se trouvaient les écuries où il avait commencé à travailler en 1939 et, encore au-delà, se nichait le pavillon où Dilly Knox s’était au départ attaqué aux mystères d’Enigma. Il parvint tout juste à distinguer, rangés en demi-cercle sur le pavé, les cylindres et pots d’échappement rutilants d’une demi-douzaine de motos. Une porte s’ouvrit et, à la lueur fugitive, il distingua une estafette rembourrée, casquée et gantée, pareille à un chevalier du Moyen Âge. Jericho se plaqua contre le mur de brique et attendit que le motocycliste ajuste sa selle, lance le moteur d’un coup de pédale et fasse partir son engin. Le feu arrière rouge diminua bientôt puis disparut par le portail de derrière. Jericho envisagea brièvement d’essayer d’utiliser la même voie de sortie, mais la raison lui dit que si l’entrée principale était sous surveillance, celle-ci le serait certainement aussi. Il dépassa le pavillon en trébuchant, dépassa les courts de tennis par l’arrière et dépassa enfin la hutte des Bombes, palpitant comme un garage à locomotives dans l’obscurité.

Une légère tache bleue avait commencé de s’étendre en bordure du ciel. La nuit — son amie et alliée, sa seule couverture — se préparait à l’abandonner. Il commençait à discerner le contour d’un site en construction devant lui. Des pyramides de terre et de sable. Des parallélépipèdes de briques et de bois de construction odorant.

Jericho n’avait jamais prêté grande attention à la clôture de Bletchley Park, qui, après inspection, se révéla être une gigantesque palissade en pieux métalliques de plus de deux mètres de haut, taillés en trois pointes à leur extrémité supérieure et légèrement cintrées vers l’extérieur pour prévenir toute incursion intempestive. Il passait la main sur le métal galvanisé quand il entendit un frottement dans les fourrés, tout près, sur sa gauche. Il recula de quelques pas et se tapit derrière une pile de poutrelles d’acier. Un instant après, une sentinelle passait devant lui, mais sans grande vigilance à en juger par sa silhouette voûtée et son pas traînant.

Jericho s’accroupit plus bas encore et écouta le bruit de pas diminuer. Le périmètre de clôture atteignait peut-être quinze cents mètres. Il fallait donc, disons, un quart d’heure à une sentinelle pour en faire le tour. Il y avait sans doute deux sentinelles. Peut-être trois.

Si elles étaient trois, il avait cinq minutes devant lui.

Il regarda autour de lui pour voir ce qu’il pourrait prendre.

Une cuve se révéla trop lourde à déplacer, mais il y avait des planches, et des sections de grosses canalisations en ciment qu’il était capable de traîner jusqu’à la clôture. Il se remit à transpirer. Il ne savait pas ce qu’on allait construire ici, mais cela allait sûrement être grand — grand et à l’épreuve des bombes. Les excavations paraissaient insondables dans la pénombre. « CINQ COUCHES DE CADAVRES. COUCHES SUPÉRIEURES MOMIFIÉES, COUCHES INFÉRIEURES LIQUÉFIÉES… »

Il plaça les canalisations à la verticale, à environ un mètre cinquante l’une de l’autre, et posa une planche dessus. Puis il hissa d’autres conduites sur les premières, souleva un nouveau morceau de bois et le posa en équilibre sur une épaule. Il le déposa alors soigneusement, formant ainsi une plate-forme à deux degrés — c’était le premier exercice pratique ou presque qu’il ait réalisé depuis son enfance. Il grimpa sur la structure branlante et saisit les flèches métalliques. Puis il chercha des pieds un appui sur les barres. La clôture était heureusement conçue pour empêcher les gens d’entrer mais pas de sortir. Mû par les substances chimiques et le désespoir, Jericho réussit à passer à califourchon par-dessus, puis, d’une torsion, à se laisser glisser de l’autre côté. Il lâcha prise à un mètre du sol et resta un instant tapi par terre, dans les hautes herbes, pour recouvrer son souffle et écouter.

Son dernier geste fut de passer le pied entre les barres et de faire tomber son édifice.

Il n’attendit pas de voir si le bruit avait attiré l’attention et partit à travers champs, au pas d’abord, puis au petit trot et finalement au pas de course tout en glissant et dérapant sur l’herbe humide de rosée. Il y avait un grand camp militaire sur la droite, dissimulé par une rangée d’arbres qui se matérialisait seulement maintenant. Il sentait l’aube peser sur ses épaules, plus lumineuse à chaque minute. Il ne regarda en arrière que lorsqu’il atteignit la route, et ce fut sa dernière vision de Bletchley Park : une mince ligne de bâtiments bas et sombres — guère plus que des points et des taches à l’horizon — et, au-dessus d’eux dans le ciel d’orient, un arc immense de lumière bleue et froide.

Il était déjà allé chez Puck une fois, un an plus tôt et par un dimanche après-midi, pour jouer aux échecs. Il se souvenait vaguement d’une vieille logeuse qui s’était entichée de Puck et leur servait le thé dans un salon encombré pendant que son mari invalide respirait avec peine, toussait et crachait au premier. Il se rappelait très clairement la partie qui s’était déroulée curieusement : Jericho très fort à l’ouverture, Puck en milieu de jeu et Jericho reprenant le dessus à la fin. Partie déclarée nulle.