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Alma Terrace. C’était cela. Alma Terrace. Au numéro neuf.

Il avançait rapidement — à longues enjambées entrecoupées de course au pas allongé — en restant bien au bord du trottoir ; il dévala ainsi la colline puis pénétra dans la ville endormie. L’odeur doucereuse de la bière de la veille flottait encore devant le pub. La chapelle méthodiste, quelques maisons plus loin, était sombre et cadenassée, une pancarte cloquée laissée telle quelle depuis le début de la guerre : « Repens-toi : car le royaume des cieux est à portée de main. » Il passa sous le pont de chemin de fer. Albion Street partait de l’autre côté de la rue, et, un peu plus loin, il y avait le club des travailleurs de Bletchley (« La société coopérative présente une conférence de A. E. Braithwaite, membre du conseil : L’économie soviétique et les leçons qu’elle nous propose »). Au bout d’une vingtaine de mètres, Jericho tourna dans Alma Terrace.

C’était une rue semblable à tant d’autres : une double rangée de toutes petites maisons de brique rouge, parallèle à la voie ferrée. Le numéro neuf était un clone du reste : deux petites fenêtres en haut et une en bas, toutes trois obturées par des rideaux noirs, comme pour un deuil ; un jardinet grand comme un timbre-poste où trônait une poubelle et un portail en bois donnant sur la rue. Le portail était cassé, son bois gris et lisse comme du bois flotté fracassé de telle sorte que Jericho dut le soulever pour l’ouvrir. Puis il essaya la porte d’entrée — fermée à clé — et cogna dessus à coups de poing.

Une toux violente — aussi sonore et immédiate que l’aboiement d’un chien de garde. Il recula d’un pas et, au bout d’une ou deux secondes, vit un rideau s’entrouvrir au premier. Il cria : « Puck ! Il faut que je te parle ! »

Un clop-clop régulier de sabots. Jericho leva les yeux sur la route et vit une charrette de charbonnier déboucher dans la rue. Elle passa lentement devant la maison, et le cocher examina longuement et soigneusement l’intrus avant de faire claquer ses rênes, le grand cheval réagissant aussitôt en accélérant le pas. Jericho entendit alors qu’on tirait un verrou derrière lui et il se retourna. La porte s’entrouvrit. Une vieille dame regarda dehors.

« Excusez-moi, commença Jericho, mais il s’agit d’une urgence. Je dois parler à M. Pukowski. » Elle hésita, puis le fit entrer. Elle ne faisait guère plus d’un mètre cinquante et semblait une apparition avec son peignoir matelassé bleu pâle serré contre sa chemise de nuit. Elle parlait en gardant la main devant la bouche et il s’aperçut qu’elle se sentait gênée parce qu’elle n’avait pas son dentier. « Il est dans sa chambre.

— Vous pourriez me montrer où c’est ? »

Elle se dirigea d’un pas traînant dans le couloir et il la suivit. La toux s’était encore intensifiée à l’étage et semblait faire trembler le plafond, osciller l’abat-jour poussiéreux. « Monsieur Puck ? » Elle frappa à la porte.

« Monsieur Puck ? » Elle se tourna vers Jericho.

« Il doit dormir profondément. Il est rentré tard. « Laissez-moi entrer. Je peux ? »

La petite chambre était vide. Jericho la traversa en trois enjambées afin d’écarter les rideaux. Une lumière grise éclaira alors le royaume de l’exilé : un lit étroit, une table de toilette, une armoire, une chaise en bois, un petit miroir encadré de gros verre taillé rose orné d’oiseaux gravés était accroché par une chaîne au-dessus de la cheminée. On s’était visiblement allongé sur le lit plutôt que couché dedans, et une soucoupe placée à la tête du lit débordait de mégots.

Il se tourna vers la fenêtre. L’inévitable carré de potager et l’arceau de l’abri antiaérien. Un mur.

« Qu’y a-t-il de l’autre côté ?

— Mais, la porte était fermée à clé…

— De l’autre côté du mur ? Qu’est-ce qu’il y a ? » Elle avait l’air complètement ahuri avec sa main devant sa bouche. « La gare. »

Il essaya la fenêtre. Elle était coincée.

« Y a-t-il une porte de service ? »

Elle lui fit traverser la cuisine, qui n’avait pas dû beaucoup changer depuis l’époque victorienne. Une essoreuse à rouleaux. Une pompe à main pour faire venir l’eau à l’évier…

La porte de service n’était pas verrouillée.

« Il va bien, n’est-ce pas ? » Elle avait cessé de se préoccuper de son dentier et sa bouche tremblait, la chair plissée tout autour, comme aspirée, brunie.

« J’en suis certain. Retournez auprès de votre mari. »

Il suivait maintenant la piste de Puck dont les empreintes — de grandes empreintes — traversaient le potager. Une caisse à thé était appuyée contre le mur. Elle ploya et se brisa lorsque Jericho monta dessus, mais il put tout de même se hisser sur le mur de brique noirci par la suie. Il faillit un instant atterrir tête la première sur le chemin bétonné, mais il parvint au dernier moment à se ressaisir et à ramener ses jambes à la verticale.

Le sifflement d’un train dans le lointain.

Il y avait bien quinze ans qu’il n’avait pas couru comme cela, pas depuis qu’écolier, il avait disputé son huit mille mètres steeple sous les hurlements de l’assistance. Mais il retrouvait, plus terribles que jamais, les vieux instruments de torture familiers : le couteau qui lui taraudait le flanc, l’acidité dans les poumons et le goût de rouille dans la bouche.

Il fonça dans la gare de Bletchley par l’entrée de service et prit au pas de course le coin qui menait au quai, soulevant sur son passage un nuage de pigeons couleur de plomb qui s’éleva d’un vol lourd pour retomber aussitôt. Ses pieds faisaient résonner la passerelle métallique. Il gravit les marches deux par deux et franchit le portique en courant. Un jet de fumée blanche fusa sur sa gauche, sur sa droite, puis filtra entre les planches tandis que la locomotive passait lentement au-dessous.

Il était tôt et les voyageurs n’étaient pas nombreux à attendre sur le quai. Jericho en était à la moitié de l’escalier qui conduisait au quai quand il repéra Puck, une cinquantaine de mètres plus loin, tout près des rails, une petite valise à la main et la tête tournée pour suivre la lente parade des compartiments. Jericho s’arrêta et s’accrocha à la rampe, plié en deux, à court d’air. Il se rendait compte que l’effet de la Benzédrine s’atténuait. Lorsque le train s’immobilisa dans un dernier sursaut, Puck jeta un coup d’œil alentour, se dirigea avec naturel vers l’avant, ouvrit une portière et disparut.

En s’appuyant sur la rampe, Jericho réussit à descendre les dernières marches et alla s’écrouler dans un compartiment vide.

Il dut perdre connaissance pendant quelques minutes parce qu’il n’entendit pas la portière claquer derrière lui ni le coup de sifflet retentir. La première chose dont il eut ensuite conscience fut un mouvement berçant. La banquette était chaude et poussiéreuse sous sa joue qui ressentait à travers elle le rythme apaisant des roues — ta-ta-ti-ti, ti-ti-ta-ta, ta-ta-ti-ti… Il ouvrit les yeux. Des taches de nuages bleuâtres cernés de rose traversaient lentement un carré de ciel blanc. C’était très beau, comme dans une chambre d’enfant, et il aurait pu se rendormir sur-le-champ s’il n’avait eu la vague réminiscence qu’il y avait quelque part quelque chose d’obscur et de menaçant dont il était censé avoir peur. Et puis il se rappela. Il se redressa et tenta de soulager sa tête douloureuse — il la secoua, lui fit faire des huit puis baissa la vitre et la sortit dans le courant d’air froid. Aucune trace de ville. Rien que de la campagne plate et entrecoupée de haies, parsemée de granges et de mares qui scintillaient dans le soleil du matin. La voie ferrée tournait légèrement, et il aperçut, devant, la locomotive qui crachait son long panache de fumée au-dessus du mur noir des voitures. Ils se dirigeaient vers le nord sur la ligne principale de la côte ouest, ce qui signifiait — il essaya de se rappeler — qu’ils passaient par Northampton, puis Coventry, Birmingham, Manchester (probablement), Liverpool…