Mais tu ne pouvais laisser faire cela, n’est-ce pas, parce qu’elle était le seul lien entre toi et les documents subtilisés ? Et tu avais besoin de temps pour préparer ta fuite avec ton ami étranger.
Alors, qu’as-tu fait d’elle ?
Un coup de sifflet. Un puissant jet de vapeur. La plate-forme vibra et commença à s’éloigner. Jericho le remarqua à peine tant il était plongé dans la somme inéluctable de ses calculs.
Ce qui se produisit ensuite se produisit très rapidement, et s’il n’y eut jamais d’explication simple et cohérente des événements, cela s’explique par toute une combinaison de facteurs : l’amnésie induite par la violence, la mort de deux des participants et la machine à brouiller bureaucratique de la loi sur le secret.
Mais les choses se passèrent à peu près ainsi.
À trois kilomètres environ de la gare de Southampton, près du village de Kingsthorpe, un point d’embranchement reliait la ligne principale de la côte ouest à la ligne secondaire de Rugby. Cinq minutes après une annonce, le train fut détourné du circuit régulier et aiguillé sur une voie secondaire où, peu après, un feu rouge avertit le conducteur d’une obstruction de la voie en amont.
Le train ralentissait donc déjà sans qu’il s’en fût aperçu quand Jericho fit coulisser la porte du compartiment de Puck. Elle glissa sans problème, d’une simple pression du doigt. Les couches de fumée se ridèrent et se désagrégèrent.
Puck venait juste d’écraser sa cigarette (on retrouva par la suite cinq mégots dans le cendrier) et baissait la vitre — sans doute parce qu’il avait remarqué le ralentissement ou peut-être la dérivation, et qu’il se méfiait et voulait voir ce qui se passait. En entendant la porte s’ouvrir et se fermer derrière lui, il se retourna, et son visage, à cet instant, devint celui d’un squelette. La chair se tendit, se plaqua contre les os, tel un masque. Puck était mort et il le savait. Seuls ses yeux exprimaient encore un peu de vie et brillaient sous le front trop grand. Ils coururent de Jericho au couloir puis à la fenêtre, puis se reposèrent sur Jericho. On voyait bien que des rouages frénétiques s’activaient derrière, en un effort insensé et désespéré de calculer les impondérables, les angles et les trajectoires.
Jericho demanda : « Qu’as-tu fait d’elle, Puck ? »
Puck avait le Smith et Wesson volé dans la main, cran de sûreté défait. Il brandit le pistolet. Ses yeux refirent le même parcours : Jericho, le couloir, la fenêtre, Jericho encore et, enfin, la fenêtre. Il pencha la tête en arrière en gardant l’arme tendue à bout de bras et essaya de voir l’avant de la voie.
« Pourquoi nous arrêtons-nous ?
— Qu’as-tu fait d’elle ? »
Puck lui fit signe de reculer avec le canon de son arme, mais Jericho se moquait de ce qu’il allait advenir. Il approcha d’un pas.
Puck commença à dire quelque chose comme « je t’en prie, ne m’oblige pas à » quand, la farce ! la porte s’ouvrit et le contrôleur entra pour demander à Jericho son billet.
Pendant un long moment ils demeurèrent ainsi, en un curieux trio — le contrôleur avec sa grande figure débonnaire plissée par la surprise ; le traître avec son arme tremblante ; et l’analyste en cryptographie entre eux — et il se produisit alors plusieurs choses plus ou moins en même temps. Le contrôleur dit : « Donnez-moi ça » puis fit un mouvement en direction de Puck. Le coup partit. La détonation fit à Jericho l’effet d’un vrai coup. « Ouuf ! fit le contrôleur d’une voix stupéfaite en baissant les yeux sur son ventre comme s’il avait une crise d’indigestion. Les roues du train se bloquèrent en hurlant, et ils se retrouvèrent soudain tous trois par terre.
Jericho fut peut-être le premier à se dégager. En tout cas, il se rappela ensuite avoir aidé Puck à se relever, à l’avoir tiré de sous le contrôleur qui produisait un bruit affreux et funèbre en se vidant de son sang — par la bouche, par le nez, par le devant de sa tunique et même par le bas de son pantalon.
Jericho s’agenouilla au-dessus de lui et déclara, plutôt stupidement car il n’avait jamais vu de blessé auparavant : « Il a besoin d’un médecin. » Il y eut du mouvement dans le couloir. Il se retourna et vit que Puck avait ouvert la porte sur l’extérieur et tenait le Browning braqué sur lui. Il se serrait le poignet de la main tenant l’arme et cillait comme s’il se l’était foulé. Jericho ferma les yeux en attendant la balle, et Puck lui dit (de cela Jericho en est sûr car il prononça les mots avec un soin délibéré, dans son anglais précis) : « Je l’ai tuée, Thomas. Je suis terriblement désolé. »
Puis il disparut.
Il était à présent sept heures et quart passés — 7 h 17 d’après le rapport officiel — et la journée s’annonçait belle. Jericho se tenait sur le marchepied de la voiture et entendait des merles chanter dans le taillis tout proche et une alouette au-dessus du champ. Tout le long du train, des portières s’ouvraient sous le soleil et des gens sautaient sur le bas-côté. La locomotive soufflait un léger jet de vapeur et, au-delà, un groupe de soldats dévalait le petit terre-plein, mené — à la surprise de Jericho — par Wigram. D’autres soldats se déployaient à partir du train lui-même, sur la droite de Jericho. Puck n’était qu’à une vingtaine de mètres devant lui. Jericho sauta sur les graviers gris de la voie et se mit à le suivre.
Quelqu’un cria, très fort, juste derrière lui : « Barre-toi de là, espèce de connard ! » — sage conseil, que Jericho se garda de suivre.
Il se sentait épuisé. Il avait les jambes lourdes. Mais Puck n’avançait guère non plus. Il traversait une prairie en clopinant, traînant une cheville gauche qui se révélerait à l’autopsie fracturée — qu’il se soit fait cela lors de sa chute dans le compartiment ou en sautant du train, on ne le saurait jamais, mais chaque pas devait lui causer une douleur intolérable. Un petit troupeau de vaches de Jersey l’observait en ruminant, pareil à un groupe de spectateurs à une course d’athlétisme.
L’herbe sentait bon, les haies étaient en bouton et Jericho avait presque rattrapé Puck lorsque celui-ci se retourna et fit feu. Il n’avait pas pu viser Jericho — le coup passa loin de tout et ce n’était rien de plus qu’un geste d’adieu. Il avait le regard mort à présent. Aveugle, vide. Une pétarade jaillit du train en réponse. Des abeilles bourdonnèrent autour d’eux dans le matin printanier.
Cinq balles heurtèrent Puck et deux touchèrent Jericho. Là encore, l’ordre donné reste obscur. Jericho eut l’impression d’être renversé par une voiture venant derrière lui — le choc ne fut pas vraiment douloureux mais terriblement violent. Il fut comme remonté et poussé en avant. Sans même le vouloir, il continua d’avancer, les jambes en roue libre ; il vit alors de petits panaches jaillir du dos de Puck, un, deux, trois, puis la tête de son ami exploser dans un halo rouge au moment même où un second impact, irrésistible cette fois, fit tournoyer Jericho en un arc gracieux partant de l’épaule droite. Le ciel s’emplit de fines gouttelettes et sa dernière pensée fut que c’était dommage, que c’était trop dommage, vraiment trop dommage que la pluie puisse gâcher ainsi une si belle matinée.
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TEXTE EN CLAIR
TEXTE EN CLAIR : texte original intelligible tel qu’il se présentait avant tout chiffrement, révélé après un décodage ou un décryptement réussi.