On lui fit une piqûre et il replongea au fond de la mer.
Peu à peu, à mesure qu’il commençait à guérir, l’équilibre de sa souffrance se mit à se modifier. Il s’agissait au début d’une douleur aux neuf dixièmes physique et un dixième mentale ; puis la proportion passa à huit dixièmes et deux dixièmes ; à sept dixièmes contre trois dixièmes et ainsi de suite jusqu’à ce que la proportion du début soit exactement inversée et qu’il attendît presque avec impatience la torture quotidienne du changement des pansements comme dérivatif au souvenir de ce qui s’était passé.
Il conservait une partie du tableau, pas la totalité. Mais dès qu’il essayait de poser une question, de demander à voir un responsable — en bref, dès qu’il faisait preuve d’un comportement qui pouvait passer pour « difficile » — la petite aiguille surgissait aussitôt, porteuse de sa charge d’oubli.
Il apprit à donner le change.
Il passa son temps à lire des romans policiers, surtout Agatha Christie, qu’on lui apportait de la bibliothèque de l’hôpital — petits ouvrages à reliure rouge, déformés par l’usage et présentant de mystérieuses taches qu’il préférait ne pas étudier de trop près. Meurtre au champagne, La Mystérieuse Affaire de Styles, Les Sept Cadrans, Un, deux, trois… Il en avalait deux, parfois trois par jour. Il y avait aussi quelques Sherlock Holmes et, un après-midi, grâce aux Danseurs, il se perdit avec délice deux heures durant dans les dédales du chiffre d’Abe Slaney (il aboutit à la conclusion qu’il s’agissait d’un système de grille de Playfair simplifiée qui mettait en jeu des symétries et des images inversées) mais sans pouvoir vérifier la solution car on refusa de lui donner ne fût-ce que du papier et un crayon.
À la fin de la première semaine, il avait repris assez de forces pour faire quelques pas dans le couloir et se rendre aux toilettes sans aide.
Pendant tout le temps que dura son séjour, il ne reçut que deux visiteurs : Logie et Wigram.
Logie dut venir le voir vers le début du mois d’avril. C’était en début de soirée, mais il faisait encore jour et des ombres divisaient la petite chambre — celle du lit de métal tubulaire peint en blanc et tout éraflé, celle de la table roulante avec son pichet et sa cuvette émaillée, celle de la chaise. Jericho était vêtu d’un pyjama à rayures bleues, très délavé ; ses poignets semblaient très fragiles sur le couvre-lit. Après le départ de l’infirmière, Logie se percha inconfortablement au bord du lit et lui annonça que tout le monde lui envoyait ses vœux.
« Même Baxter ?
— Même Baxter.
— Même Skynner ?
— Enfin non, peut-être pas Skynner. Mais il faut avouer que je ne l’ai pas beaucoup vu ces derniers temps. Il a d’autres chats à fouetter. »
Logie lui donna des nouvelles d’un peu tout le monde puis se mit à lui parler de la bataille des convois qui, comme l’avait prédit Cave, avait duré pratiquement toute la semaine. Vingt-deux navires marchands coulés lorsque les convois atteignirent enfin la zone de couverture aérienne qui permit de chasser les U-Boote. 150 000 tonneaux de navires alliés anéantis et 160 000 tonnes de marchandises perdues — y compris la ration de deux semaines de lait en poudre sur laquelle Skynner s’était permis sa déplorable plaisanterie, tu t’en souviens ? Il paraît que, quand le bateau a coulé, la mer est devenue toute blanche. La radio allemande avait appelé ça die grösste Geleitzugschlacht aller Zeiten, et, pour une fois, ces salauds n’avaient pas menti. La plus grande bataille de convois de tous les temps.
« Combien de morts ?
— Près de quatre cents. Surtout des Américains. »
Jericho grogna. « Des U-Boote coulés ?
— Un seul. D’après ce que nous savons.
— Et Shark ?
— On tient le bon bout, vieille branche. » Il donna une petite tape sur les genoux de Jericho à travers le couvre-lit. « Tu vois, ça valait le coup au bout du compte, et grâce à toi. »
Il avait fallu quarante heures aux Bombes pour établir toutes les positions de Shark, du mardi minuit au jeudi en fin d’après-midi. Mais, dès le week-end, la salle des Cribles avait reconstitué une bonne partie du code météo — suffisamment en tout cas pour leur donner un appui — et ils arrivaient pour l’instant à lire Shark six jours sur sept, même si la solution arrivait parfois un peu tard. Mais cela irait. Cela permettrait de tenir jusqu’à ce qu’ils obtiennent la première Bombe Cobra, prévue pour juin.
Un avion passa très bas au-dessus de leur tête — un Spitfire, a en juger par le fracas des moteurs.
Au bout d’un moment, Logie annonça tranquillement : « Skynner a dû remettre les plans des Bombes à quatre rotors aux Américains.
— Ah !
— Enfin, bien sûr, tout cela est présenté comme de la coopération, commenta Logie en croisant les bras. Mais personne n’est dupe. En tout cas, pas moi. À partir de maintenant, nous sommes censés envoyer par téléscripteur un exemplaire de tout message de U-Boot atlantique à Washington à la minute même où nous le recevons. Et alors ce sont deux équipes qui travaillent dans la concertation la plus amicale. Et bla-bla-bla. C’est ce qui s’appelle se faire rouler dans la farine. Au bout du compte, ça se termine toujours par des rapports de forces. Ça ne rate jamais. Et quand ils auront dix fois plus de Bombes que nous — ce qui ne prendra pas longtemps, moi je dirais dans les six mois — on se battra pour quoi ? On n’aura plus qu’à faire les interceptions et ils se chargeront de tout le décryptage.
— On peut difficilement se plaindre.
— Non, non. Je le sais bien. C’est juste que… Eh bien, on aura connu la bonne époque, toi et moi. » Il soupira et étendit les jambes, contemplant ses pieds immenses. « Pourtant, je crois quand même qu’il y a un côté positif.
— C’est quoi ? » Jericho le regarda, puis comprit ce qu’il voulait dire. Alors ils prononcèrent tous les deux « Skynner ! » simultanément et se mirent à rire.
« Ça lui en a foutu un sacré coup, fit Logie avec satisfaction. Au fait, je suis désolé pour ta copine.
— Tu sais… » Jericho fit un petit geste de la main et tressaillit de douleur.
Un silence pesant s’ensuivit, brisé heureusement par l’arrivée de l’infirmière venue dire à Logie que la visite était terminée. Il se leva avec soulagement et serra la main de Jericho. « Alors maintenant, mon vieux, tu vas me faire le plaisir de te remettre, tu entends ce que je te dis. Je reviens te voir bientôt.
— Quand tu veux, Guy. Merci. »
Mais ce fut la dernière fois qu’il le vit.
Mlle Monk s’approcha de la chaire pour lire le premier texte : « Ne dis point que la lutte à rien ne sert » d’Arthur Hugh Clough, poème qu’elle déclama avec grande conviction en foudroyant de temps à autre l’assemblée du regard, comme pour la défier de la contredire. Jericho trouva que c’était un bon choix. D’un optimisme provocant. Il aurait plu à Claire :
« Lorsque le jour se lève, la lumière n’entre pas
Seulement par les fenêtres donnant sur l’orient,
À l’assaut du ciel le soleil monte lentement, si lentement,
Mais à l’occident, regarde, tout est brillant. »
« Prions », dit le prêtre.
Jericho s’agenouilla précautionneusement. Il se couvrit les yeux et remua les lèvres, comme les autres, mais il ne croyait en rien de tout cela. Il avait foi dans les mathématiques, oui ; foi dans la logique, bien sûr ; foi dans la trajectoire des étoiles, soit, peut-être. Mais foi en un Dieu, qu’il fût chrétien ou autre ?