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À côté de lui, Wigram prononça un « Amen » sonore.

Les visites de Wigram s’étaient faites nombreuses et pleines de sollicitude. Il serrait la main de Jericho toujours de la même manière curieuse et fuyante. Il lui réinstallait ses oreillers, lui servait de l’eau, remettait de l’ordre dans ses draps. « On vous traite bien ? Vous n’avez besoin de rien ? » Alors Jericho assurait que oui, merci, on s’occupait bien de lui et Wigram souriait immanquablement en disant que c’était extra, que tout était vraiment extra — qu’il avait une mine extra, qu’il avait été d’une aide extra, et même, une fois, que la vue était vraiment extra de la fenêtre de sa chambre, comme si, d’une certaine façon, c’était Jericho qui l’avait créée. Oh oui, Wigram se montrait charmant. Wigram distribuait son charme comme d’autres distribuent la soupe aux pauvres.

Au début, c’était Jericho qui faisait presque toute la conversation en répondant aux questions de Wigram. Pourquoi n’avait-il pas remis les cryptogrammes trouvés dans la chambre de Claire aux autorités ? Pourquoi s’était-il rendu à Beaumanor ? Qu’y avait-il pris ? Comment ? Comment avait-il pu lire les signaux ? Que lui avait dit Puck avant de sauter du train ?

Puis Wigram s’en allait et revenait le lendemain, ou le surlendemain pour lui poser d’autres questions. Jericho essayait bien lui aussi de lui soutirer quelques renseignements, mais Wigram balayait toujours ses questions d’un geste. Plus tard, disait-il. Plus tard. Tout viendrait en son temps.

Alors, un après-midi, il était arrivé plus rayonnant encore qu’à l’habitude pour annoncer qu’il en avait terminé avec son enquête. Un réseau de fines ridules apparut au coin de ses yeux bleus lorsqu’il sourit à Jericho. Il avait des cils épais d’un blond roux, comme ceux d’une vache.

« Alors, mon cher ami, si vous n’êtes pas trop épuisé, j’imagine que je vais devoir vous raconter toute l’histoire. »

Il était une fois, commença Wigram en s’asseyant au bout du lit, un homme appelé Adam Pukowski, dont la mère était anglaise et le père polonais, qui vécut à Londres jusqu’à dix ans et qui, au divorce de ses parents, partit vivre avec son père à Cracovie. Le père était professeur de mathématiques, le fils montrait les mêmes aptitudes et, le moment venu, trouva sa place au bureau du chiffre polonais de Pyry, au sud de Varsovie. Puis la guerre arriva. Le père fut appelé à rejoindre l’armée polonaise sous le rang de commandant. Puis ce fut la défaite. La moitié du pays subit l’occupation allemande, l’autre celle de l’Union soviétique. Le père disparut. Le fils s’enfuit en France où il devint l’un des quinze cryptologues polonais employés au centre de décryptement français de Gretz-Armainvilliers. Et ce fut encore la défaite. Le fils fuit la France de Vichy au Portugal neutre où il fit la connaissance d’un certain Rogerio Raposo, type d’une nature assez roublarde qui travaillait au service diplomatique portugais.

« L’homme du train, murmura Jericho.

— Exactement. » Wigram semblait irrité d’avoir été interrompu : c’était son moment de gloire, tout de même. « L’homme du train. »

Du Portugal, Pukowski se rendit en Angleterre.

Mille neuf cent quarante s’écoula sans la moindre nouvelle du père de Pukowski ni, d’ailleurs, des dix mille autres officiers polonais disparus. En 1941, après l’invasion de la Russie par l’Allemagne, Staline devint contre toute attente notre allié. Des démarches furent dûment entreprises au sujet des Polonais disparus. Des assurances furent dûment données : ces prisonniers ne se trouvaient pas aux mains des Soviétiques, et ceux qui avaient pu s’y trouver avaient été libérés depuis longtemps.

« Quoi qu’il en soit, fit Wigram pour abréger une très longue histoire, il semble qu’à la fin de l’année dernière, des rumeurs ont commencé à circuler parmi les exilés polonais de Londres, comme quoi les officiers en question avaient été fusillés et ensevelis dans une forêt à proximité de Smolensk. C’est moi, ou il fait chaud ici ? » Il se leva pour ouvrir la fenêtre, n’y parvint pas et revint se percher au bout du lit. Il sourit. « Dites-moi, est-ce vous qui avez présenté Claire à Pukowski ? »

Jericho fit non de la tête.

« Ah, bon, soupira Wigram. Je suppose que ça n’a pas d’importance. Nous ne connaîtrons jamais toute l’histoire. Inévitablement. Nous ne savons pas comment ils se sont rencontrés ni quand ni pourquoi elle a accepté de l’aider. Ni même ce qu’elle lui a montré exactement. Mais je crois que nous pouvons deviner ce qui a pu se passer. Elle faisait une copie des signaux de Smolensk et les sortait dans sa culotte, ou quelque chose comme ça. Puis elle les cachait sous son plancher et le chéri les récupérait. Ce petit manège a dû durer une semaine ou deux. Jusqu’au jour où Pukowski a vu le nom de son père sur la liste des morts. De plus, le lendemain, Claire n’a rien eu d’autre à lui apporter que les messages non décryptés parce que quelqu’un… » Wigram secoua la tête pour montrer qu’il n’en revenait toujours pas, « quelqu’un de très, très haut placé, comme je l’ai découvert depuis, avait décidé qu’on ne voulait tout simplement rien savoir. »

Il tendit soudain la main et s’empara d’un des romans policiers lus par Jericho, puis il le feuilleta, sourit et le reposa.

« Vous savez, Tom, dit-il pensivement, il n’y a jamais rien eu qui ressemblât à Bletchley Park dans toute l’histoire du monde. Il n’y a jamais eu d’époque où l’une des parties puisse en connaître autant sur son ennemi. En fait, je me dis même parfois qu’il peut arriver d’en savoir trop. Quand Coventry a été bombardé, vous vous souvenez ? Notre cher Premier Ministre a su par Enigma ce qui allait se passer peut-être quatre heures à l’avance. Et vous savez ce qu’il a fait ? »

Jericho secoua à nouveau la tête.

« Il a dit à son personnel que Londres allait être attaqué et qu’ils devaient tous descendre aux abris, mais que lui montait pour regarder. Alors il est monté sur le toit du ministère de l’Aviation et il a passé une heure à attendre dans un froid glacial un raid dont il savait pertinemment qu’il aurait lieu ailleurs. Il faisait son job, vous comprenez ? Pour protéger le secret d’Enigma. Encore un autre exemple : prenez les ravitailleurs des U-Boote. Grâce à Shark, nous savons où ils vont être, et quand. Si nous les éliminions, nous pourrions sauver des centaines de vies alliées… à court terme. Mais nous mettrions Enigma en danger car, si nous utilisions ces informations, Dönitz se douterait que nous lisons ses codes. Vous voyez où je veux en venir ? Bon, Staline a tué dix mille Polonais ? Eh bien moi, je dis pardon, mais l’oncle Joe est un héros national. Il est en train de gagner cette putain de guerre à notre place. Il vient au troisième rang de popularité ici, juste après Churchill et le roi. Quel est ce proverbe juif déjà ? “L’ennemi de mon ennemi est mon ami” ? Alors, Staline étant le plus grand ennemi de Hitler, il devient donc, pour le moment et en ce qui nous concerne, un sacrément bon ami. Le massacre de Katyn ? Le putain de massacre de Katyn ? Merci mille fois mais, je vous en prie, bouclez-la.

— Je ne suis pas sûr que Puck ait vu les choses tout à fait de cette façon.

— Non, je ne crois pas non plus. Et même, je peux vous dire quelque chose ? Je crois qu’il nous détestait plutôt. Après tout, s’il n’y avait pas eu les Polonais, nous n’aurions peut-être jamais réussi à décrypter Enigma. Mais ceux qu’il détestait le plus, c’était surtout les Russes. Et il était prêt à faire n’importe quoi pour se venger d’eux. Même si cela impliquait d’aider les Allemands.