À la gare, Wigram insista pour monter avec lui dans le train bien que les bagages de Jericho eussent été expédiés dès le début de la semaine et qu’il n’eût donc rien à porter. Jericho consentit alors à accepter le soutien de la main de Wigram pour traverser la passerelle et longer le train de Cambridge afin de trouver une place libre. Jericho fit attention à ce que ce soit bien lui, et non Wigram, qui choisisse le compartiment.
« Eh bien, nous y voilà, mon cher Tom, fit Wigram avec une mimique de chagrin. Je vous dis au revoir. » Toujours cette poignée de main si particulière, avec le petit doigt qui semblait vous rentrer dans la paume. Dernière chose : Jericho avait-il son billet ? Oui. Savait-il que Kite devait l’attendre à Cambridge pour l’escorter en taxi jusqu’à King’s ? Oui. Se souvenait-il qu’une infirmière de l’hôpital Addenbrooke passerait chaque matin lui refaire son pansement à l’épaule ? Oui, oui, oui.
« Au revoir, monsieur Wigram. »
Il appuya son dos douloureux contre un dossier opposé au sens de la marche. Wigram ferma la porte. Trois autres passagers occupaient le compartiment : un gros en imperméable fauve crasseux, une vieille en manteau de renard argenté et une fille à l’air rêveur plongée dans un numéro d’Horizon. Ils paraissaient tous relativement innocents, mais comment en être sûr ? Wigram cogna à la vitre et Jericho se leva pour la baisser. Lorsqu’il l’eut enfin ouverte, les coups de sifflet avaient déjà retenti et le train commençait à avancer. Wigram se mit à trotter le long de la voie.
« Nous reprendrons contact quand vous serez en forme, d’accord ? Vous savez où me joindre s’il arrivait quoi que ce soit.
— Mais oui, bien sûr », répliqua Jericho qui referma la vitre d’un coup sec. Mais Wigram continuait de courir pour rester à la hauteur de la voiture — souriant, agitant les bras. C’était devenu une sorte de défi pour lui, une formidable farce. Il ne s’arrêta que quand il eut atteint l’extrémité du quai, et ce fut la dernière image que Jericho conserva de Bletchley : Wigram plié en deux, les mains sur les genoux, en train de secouer la tête en riant.
Trente-cinq minutes après être monté à bord du train de Cambridge, Jericho descendit à Bedford, acheta un aller simple pour Londres et attendit au soleil en bout de quai, en faisant les mots croisés du Times. Il faisait chaud et les rails brillaient ; une odeur de poussière de charbon brûlé et d’acier réchauffé emplissait l’air. Lorsqu’il eut complété la dernière case, Jericho fourra sans le lire le journal dans une poubelle et marcha lentement le long du quai pour reprendre peu à peu le contrôle de ses jambes. Une foule de voyageurs commençait à se rassembler autour de lui, et il se mit à étudier automatiquement tous les visages, même si la logique voulait qu’il eût peu de chance d’être suivi : si Wigram avait soupçonné un instant qu’il puisse filer, il n’aurait pas manqué de le faire accompagner par Leveret jusqu’à Cambridge.
Les rails se mirent à gémir. Les voyageurs s’avancèrent. Un convoi militaire passa lentement en direction du sud, avec des soldats armés postés sur le tablier de la locomotive. Une rangée de visages hâves et épuisés apparurent aux fenêtres des wagons, et un murmure parcourut la foule. Des prisonniers allemands ! Des prisonniers allemands sous bonne garde ! Jericho croisa fugitivement le regard d’un des captifs — un regard de chouette, privé de lunettes, sans rien de militaire : un gratte-papier davantage qu’un guerrier — et quelque chose passa entre eux, comme un courant de reconnaissance par-dessus le gouffre de la guerre. Une seconde, et le visage blême se brouillait avant de disparaître. L’express de Londres arriva peu après, sale et déjà bondé. « Pire que le train de ces putains de boches », se plaignit un voyageur.
Jericho ne put trouver de place assise, aussi resta-t-il debout, appuyé contre la porte du couloir, jusqu’au moment où son teint crayeux et le voile de transpiration qui apparaissait sur son front poussèrent un jeune officier de l’armée de terre à lui céder son siège. Jericho s’assit avec reconnaissance, somnola et se mit à rêver du prisonnier allemand au triste visage de chouette, puis de Claire, lors de ce premier voyage, juste avant Noël, avec leurs corps qui se touchaient.
À quatorze heures trente, il était à Londres, à la gare St Paneras, et avançait difficilement dans le flot humain en direction de la bouche du métro. L’ascenseur était en panne, aussi dut-il prendre l’escalier et s’arrêter à chaque palier pour reprendre des forces. Le dos lui élançait et quelque chose d’humide gouttait le long de sa colonne vertébrale, sans qu’il sache vraiment s’il s’agissait de sueur ou de sang.
Sur le quai de la Circle Line en direction de l’est, un rat détala entre les rails, parmi les détritus, et s’enfonça dans la bouche du tunnel.
Voyant que Jericho ne descendait pas du train de Bletchley, Kite fut irrité, mais nullement inquiet. Le train suivant devait arriver deux heures plus tard et il y avait un bon pub juste au coin de la gare. C’est donc là que le concierge de l’université passa le temps, en l’aimable compagnie de deux demis de Guinness et d’un pâté de porc.
Mais lorsque le deuxième train entra en gare de Cambridge et qu’il n’y eut toujours pas le moindre signe de Jericho, Kite fut pris d’une mauvaise humeur qui ne le lâcha pas pendant toute la demi-heure que dura son retour à pied à King’s.
Il informa l’économe de l’absence de Jericho, l’économe en parla au principal et le principal médita longuement pour savoir s’il devait ou non prévenir le Foreign Office.
« Aucune considération, se plaignit Kite auprès de Dorothy Saxmundham dans la loge du concierge. Pas une once de considération, et c’est tout. »
La solution en poche, Tom Jericho quitta Somerset House et se dirigea lentement vers l’ouest en suivant les quais vers le cœur de la ville. La rive sud de la Tamise n’était plus qu’un champ de ruines. Au-dessus du port de Londres, des ballons de barrage argentés tournaient, luisaient et s’agitaient dans le soleil de fin d’après-midi.
Juste au-delà de Waterloo Bridge, devant l’entrée du Savoy, il parvint enfin à trouver un taxi et indiqua au chauffeur Stanhope Gardens, dans South Kensington. Les rues étaient désertes et ils y arrivèrent rapidement.
La maison était assez grande pour être une ambassade, vaste, ornée d’une façade de stuc et d’une entrée à colonnes. Elle avait dû produire un certain effet autrefois, mais le stuc avait pris une teinte grisâtre et s’écaillait quand un shrapnel n’en avait pas fait sauter de gros morceaux. Les fenêtres des deux étages étaient aveugles, obturées par des rideaux. La maison voisine avait été bombardée et de l’herbe poussait à présent dans le sous-sol. Jericho gravit le perron et appuya sur la sonnette. Elle parut retentir loin dans les entrailles de la maison morte et laissa après elle un silence lourd. Il essaya encore une fois, bien qu’il sût que c’était inutile, puis il traversa la route et alla s’asseoir sur les marches de la maison d’en face pour attendre.
Un quart d’heure s’écoula quand, venant de la direction de Cromwell Place, un grand homme chauve apparut, étonnamment maigre — un vrai squelette en costume — et Jericho sut instantanément que ce devait être lui. Veste noire, pantalon rayé de gris et cravate de soie grise : il ne manquait plus pour compléter le cliché que le chapeau melon et le parapluie roulé. Mais de manière assez incongrue, il portait avec sa serviette un filet rempli de provisions. Il se dirigea d’un pas las vers la grande porte, l’ouvrit et disparut à l’intérieur.