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Je peux vous payer vos heures, vous savez...

Ne recommence pas avec tes grossirets, petit bezot, je veux bien t'aider, mais c'est toi qui dois lui annoncer. C'est toi de lui expliquer la situation...

Vous viendrez avec moi ?

Je veux bien, si a t'arrange, mais tu sais, moi, elle sait parfaitement ce que j'en pense... Depuis le temps que je lui monte le bourrichon...

Il faut lui trouver quelque chose de classe, hein ? Avec une belle chambre et un grand parc surtout...

C'est trs cher, a, tu sais...

Cher comment ?

Plus d'un million par mois...

Euh... Attendez, Yvonne, vous parlez en quoi, l ? C'est les euros maintenant...

Oh, les euros... Moi, je te parle comme j'ai l'habitude de parler et pour une bonne maison, il faut compter plus d'un million ancien par mois...

Franck ?

C'est... C'est ce que je gagne...

Tu dois aller la CAF pour demander une allocation logement, voir ce que reprsente la retraite de ton grand-pre, et puis monter un dossier APA auprs du Conseil gnral...

C'est quoi l'apa ?

C'est une aide pour les personnes dpendantes ou handicapes.

Mais... Elle est pas vraiment handicape, si ?

Non, mais il faudra qu'elle joue le jeu quand ils lui enverront un expert. Faudra pas qu'elle ait l'air trop vaillante, sinon vous toucherez pas grand-chose...

Oh, putain, quel bordel... Pardon.

Je me bouche les oreilles.

J'aurai jamais le temps de remplir tous ces papiers... Vous voulez bien dbroussailler un peu le terrain pour moi ?

Ne t'inquite pas, je vais lancer le sujet au Club vendredi prochain, et je suis sre de faire un tabac !

Je vous remercie, madame Carminot...

Penses-tu... C'est bien le moins, va...

Bon, ben, je vais aller bosser, moi...

Y parat que tu cuisines comme un chef maintenant ?

Qui c'est qui vous a dit a ?

Madame Mandel...

Ah...

Oh, l l, si tu savais... Elle en parle encore ! Tu leur avais fait un livre la royale, ce soir-l...

Je me rappelle plus.

Elle, elle s'en souvient, tu peux me croire ! Dis-moi, Franck ?

Oui?

Je sais bien que ce ne sont pas mes affaires, mais... Ta mre ?

Ma mre, quoi ?

Je ne sais pas, mais je me disais qu'il faudrait peut-tre la contacter, elle aussi... Elle pourrait peut-tre t'aider payer...

L, c'est vous qui tes grossire Yvonne, c'est pas faute de l'avoir connue, pourtant...

Tu sais, les gens changent quelquefois...

Pas elle.

Non. Pas elle... Bon, j'y vais, je suis la bourre...

Au revoir, mon petit.

Euh?

Oui?

Essayez de trouver un peu moins cher quand mme...

Je vais voir, je te dirai...

Merci.

Il faisait si froid ce jour-l que Franck fut content de retrouver la chaleur de la cuisine et son poste de galrien. Le chef tait de bonne humeur. On avait encore refus du monde et il venait d'apprendre qu'il aurait une bonne critique dans un magazine de bourges.

Avec ce temps, mes enfants, on va en dpoter du foie gras et des grands crus ce soir ! Ah, c'est fini les salades, les chiffonnades et toutes ces conneries ! C'est bien fini ! Je veux du beau, je veux du bon et je veux que les clients ressortent d'ici avec dix degrs de plus ! Allez ! Mettez-moi le feu, mes petits gars !

19

Camille eut du mal descendre les escaliers. Elle tait percluse de courbatures et souffrait d'une migraine pouvantable. Comme si quelqu'un lui avait enfonc un couteau dans l'il droit et s'amusait tourner dlicatement la lame au moindre de ses mouvements. Arrive dans le hall, elle se tint au mur pour retrouver l'quilibre. Elle grelottait, elle touffait. Elle songea un moment retourner se coucher mais l'ide de remonter ses sept tages lui parut moins surmontable encore que celle d'aller travailler. Au moins, dans le mtro, elle pourrait s'asseoir...

Au moment o elle franchissait le porche, elle buta contre un ours. C'tait son voisin vtu d'une longue pelisse.

Oh pardon monsieur, s'excusa-t-il, je... Il leva les yeux.

Camille, c'est vous ?

N'ayant pas le courage d'assurer la moindre causette, elle fila sous son bras.

Camille ! Camille !

Elle piqua du nez dans son charpe et acclra le pas. Cet effort l'obligea bientt s'appuyer sur un horodateur pour ne pas tomber.

Camille, a va ? Mon Dieu, mais... Qu'avez-vous fait vos cheveux ? Oh, mais quelle mine, vous avez... Quelle mine pouvantable ! Et vos cheveux ? Vos si beaux cheveux...

Je dois y aller, l, je suis dj en retard...

Mais il fait un froid de gueux, mon amie ! Ne marchez pas tte nue, vous risqueriez de mourir... Tenez, prenez ma chapka au moins...

Camille fit un effort pour sourire.

Elle appartenait votre oncle aussi ?

Diantre, non ! Plutt mon bisaeul, celui qui a accompagn ce petit gnral dans ses campagnes de Russie...

Il lui enfona son chapeau jusqu'aux sourcils.

Vous voulez dire que ce truc-l a fait Austerlitz ? se fora-t-elle plaisanter.

Parfaitement ! La Berezina aussi, hlas... Mais vous tes toute ple... Vous tes sre que vous vous sentez bien ?

Un peu fatigue...

Dites-moi, Camille, vous n'avez pas trop froid l-haut ?

Je ne sais pas... Bon, je... J'y vais l... Merci pour la toque.

Engourdie par la chaleur de la rame, elle s'endormit et ne se rveilla qu'au bout de la ligne. Elle s'assit dans l'autre sens et enfona son bonnet d'ours sur ses yeux pour pleurer d'puisement. Oh, ce vieux truc puait affreusement...

Quand, enfin, elle sortit la bonne station, le froid qui la saisit fut si cinglant qu'elle dut s'asseoir sous un Abribus. Elle se coucha en travers et demanda au jeune homme qui se trouvait prs d'elle de lui happer un taxi.

Elle remonta chez elle sur les genoux et tomba de tout son long sur son matelas. Elle n'eut pas le courage de se dshabiller et songea, lespace d'une seconde, mourir sur-le-champ. Qui le saurait ? Qui s'en soucierait ? Qui la pleurerait ? Elle grelottait de chaleur et sa sueur l'enveloppa d'un linceul glac.

20

Philibert se releva vers deux heures du matin pour aller boire un verre d'eau. Le carrelage de la cuisine tait gel et le vent cognait mchamment contre les carreaux de la fentre. Il fixa un moment l'avenue dsole en murmurant des bribes d'enfance... Voici venir l'hiver, tueur des pauvres gens... Le thermomtre extrieur affichait moins six et il ne pouvait s'empcher de penser ce petit bout de femme l-haut. Dormait-elle, elle ? Et qu'avait-elle fait de sa chevelure, la malheureuse ?

Il devait faire quelque chose. Il ne pouvait pas la laisser comme a. Oui, mais son ducation, ses bonnes manires, sa discrtion enfin, l'emberlificotaient dans d'infinies palabres...

tait-ce bien convenable de dranger une jeune fille en pleine nuit ? Comment allait-elle le prendre ? Et puis, peut-tre qu'elle n'tait pas seule aprs tout ? Et si elle tait nue ? Oh, non... Il prfrait ne pas y songer... Et comme dans Tintin, l'ange et le dmon se chamaillaient sur l'oreiller d' ct.

Enfin... Les personnages taient un peu diffrents...

Un ange frigorifi disait : Voyons, mais elle meurt de froid cette petite... et l'autre, les ails pinces, lui rtorquait : Je sais bien mon ami, mais cela ne se fait pas. Vous irez prendre de ses nouvelles demain matin. Dormez maintenant, je vous prie.

Il assista leur petite querelle sans y prendre part, se retourna dix fois, vingt fois, les pria de se taire et finit par leur voler leur oreiller pour ne plus les entendre.