coute-moi, Paulette Lestafier, coute-moi bien : Tu vivais seule dans une maison que tu adorais et que j'adorais aussi. Le matin, tu te levais l'aube, tu prparais ta Ricor et tu la buvais en regardant la cou-leur des nuages pour savoir quel temps il allait faire. Ensuite, tu nourrissais ton petit monde, c'est a ? Ton chat, les chats des voisins, tes rouges-gorges, tes msanges et tous les piafs de la cration. Tu prenais ton scateur et tu faisais leur toilette tes fleurs avant la tienne. Tu t'habillais, tu guettais le passage du facteur ou celui du boucher. Le gros Michel, cet escroc qui te coupait toujours des biftecks de 300 grammes quand tu lui en demandais 100 alors qu'il savait trs bien que tu n'avais plus de dents... Oh ! mais tu ne disais rien. Tu avais trop peur qu'il oublie de klaxonner le mardi suivant... Le reste tu le faisais bouillir pour donner du got ton potage. Vers onze heures, tu prenais ton cabas et tu allais jusqu'au caf du pre Grivaud pour acheter ton journal et ton pain de deux livres. Il y avait bien longtemps que tu n'en mangeais plus, mais tu le prenais quand mme... Pour l'habitude... Et pour les oiseaux... Souvent tu croisais une vieille copine qui avait lu la rubrique ncrologique avant toi et vous parliez de vos morts en soupirant. Ensuite, tu lui donnais de mes nouvelles. Mme si tu n'en avais pas... Pour ces gens-l, j'tais dj aussi clbre que Bocuse, pas vrai ? Tu vivais seule depuis presque vingt ans, mais tu continuais de mettre une nappe propre et de te dresser un joli couvert avec un verre pied et des fleurs dans un vase. Si je me souviens bien, au printemps, c'tait des anmones, l't des reines-marguerites et en hiver, tu achetais un bouquet sur le march en te rptant chaque repas qu'il tait bien laid et que tu l'avais pay trop cher... L'aprs-midi, tu faisais une petite sieste sur le canap et ton gros matou acceptait de venir sur tes genoux quelques instants. Tu terminais ensuite ce que tu avais entrepris dans le jardin ou au potager le matin mme. Oh, le potager... Tu n'y faisais plus grand-chose, mais quand mme, il te nourrissait un peu et tu bichais quand Yvonne achetait ses carottes au supermarch. Pour toi, c'tait le comble du dshonneur...
Les soires taient plus longuettes, n'est-ce pas ? Tu esprais que je t'appelle, mais je ne t'appelais pas, alors tu allumais la tlvision et tu attendais que toutes ces btises finissent par t'abrutir. La publicit te rveillait en sursaut. Tu faisais le tour de la maison en serrant ton chle contre ta poitrine et tu fermais les volets. Ce bruit, le bruit des volets qui grincent dans la pnombre, tu l'entends encore aujourd'hui et je le sais parce que c'est pareil pour moi. J'habite maintenant dans une ville tellement fatigante qu'on n'entend plus rien, mais ces bruits, l, celui des volets en bois et de la porte de l'appentis, il suffit que je tende l'oreille pour les entendre...
C'est vrai, je ne t'appelais pas, mais je pensais toi, tu sais... Et, chaque fois que je revenais te voir, je n'avais pas besoin des rapports de la sainte Yvonne qui me prenait part en me tripotant le bras pour comprendre que tout a fichait le camp... Je n'osais rien te dire, mais je le voyais bien que ton jardin n'tait plus aussi propre et ton potager plus aussi droit... Je le voyais bien que t'tais plus aussi coquette, que tes cheveux avaient une couleur vraiment bizarre et que ta jupe tait l'envers. Je le remarquais que ta gazinire tait sale, que les pulls super moches que tu continuais me tricoter taient pleins de trous, que tes deux bas n'allaient pas ensemble et que tu te cognais partout... Oui, ne me regarde pas comme a mm... Je les ai toujours vus tes normes bleus que t'essayais de cacher sous tes gilets...
J'aurais pu te prendre la tte beaucoup plus tt avec tout a... Te forcer voir des mdecins et t'engueuler pour que t'arrtes de te fatiguer avec cette vieille bche que t'arrivais mme plus soulever, j'aurais pu demander Yvonne de te surveiller, de te fliquer et de m'en-voyer tes rsultats d'analyses... Mais non, je me disais qu'il valait mieux te laisser en paix et que le jour o a n'irait plus, eh bien au moins tu n'aurais pas de regrets, et moi non plus... Au moins tu aurais bien vcu. Heureuse. Peinarde. Jusqu'au bout.
Maintenant, il est venu ce jour. On y est, l... et tu dois te rsoudre, ma vieille. Au lieu de me faire la gueule, tu devrais plutt penser la chance que tu as eue de vivre plus de quatre-vingts ans dans une maison aussi belle et...
Elle pleurait.
... et en plus tu es injuste avec moi. Est-ce que c'est de ma faute si je suis loin et si je suis tout seul ? Est-ce que c'est de ma faute, si t'es veuve ? Est-ce que c'est de ma faute si t'as pas eu d'autres enfants que ma tare de mre pour s'occuper de toi aujourd'hui ? Est-ce que c'est de ma faute si j'ai pas de frres et surs pour partager nos jours de visite ?
Nan, c'est pas de ma faute. Ma seule faute, c'est d'avoir choisi un mtier aussi pourri. part bosser comme un con, je peux rien faire et le pire, tu vois, c'est que mme si je le voulais, je saurais rien faire d'autre... Je sais pas si tu t'en rends compte, mais je travaille tous les jours sauf le lundi et le lundi, je viens te voir. Allons, ne fais pas l'tonne... Je te l'avais dit que le dimanche, je prenais des extras pour payer ma moto, alors tu vois, j'ai pas un seul jour pour faire la grasse matine, moi... Tous les matins, j'embauche huit heures et demie et le soir, je quitte jamais avant minuit... Du coup, je suis oblig de dormir l'aprs-midi pour tenir le coup.
Alors, voil, regarde, c'est a, ma vie : c'est rien. Je fais rien. Je vois rien. Je connais rien et le pire, c'est que je comprends rien... Dans ce bordel, y avait qu'un truc de positif, un seul, c'tait la piaule que je m'tais dgote chez cette espce de type bizarre dont je te parle souvent. Le noble, tu sais ? Bon, eh bien mme a, a merde aujourd'hui... Il nous a ramen une fille qu'est l maintenant, qui vit avec nous et qui me fait caguer un point que tu peux mme pas imaginer... C'est mme pas sa copine en plus ! Ce mec-l, je sais pas si y tirera son coup un jour, euh.... pardon, s'il franchira le pas un jour.... Nan, c'est juste une pauvre fille qu'il a pris sous son aile et maintenant, l'ambiance est devenue carrment lourdingue dans l'appart et je vais devoir me trouver autre chose... Bon, mais a c'est pas grave encore, j'ai dmnag tellement de fois que j'en suis plus une adresse prs... Je m'arrangerai toujours... Par contre, pour toi, je peux pas m'arranger tu comprends ? Pour une fois, je suis avec un chef qu'est bien. Je te raconte souvent comment il gueule et tout a, n'empche, il est correct comme gars. Non seulement y a pas d'embrouille avec lui, mais en plus c'est un bon... J'ai vraiment l'impression de progresser avec lui, tu comprends ? Alors je peux pas le planter comme a, en tout cas pas avant la fin du mois de juillet. Parce que je lui ai dit pour toi, tu sais... Je lui ai dit que je voulais revenir travailler au pays pour me rapprocher de toi et je sais qu'il m'aidera, mais avec le niveau que j'ai aujourd'hui, je ne veux plus accepter n'importe quoi. Si je reviens par ici, c'est soit pour tre second dans un gastro, soit pour tre chef dans un tradi. Je veux plus faire le larbin maintenant, j'ai assez donn... Alors tu dois tre patiente et arrter de me regarder comme a parce que sinon, je te le dis franchement : je ne viendrai plus te voir.
Je te le rpte, j'ai qu'une journe de cong par semaine et si cette journe-l doit me dprimer, eh ben c'est la fin des haricots pour moi... En plus, a va tre les ftes et je vais bosser encore plus que d'habitude, alors tu dois m'aider aussi, merde...
Attends, une dernire chose... Y a une bonne femme qui m'a dit que tu voulais pas voir les autres, note bien je te comprends parce qu'y sont pas jojos les copains, mais tu pourrais au moins assurer un minimum... a se trouve, y a une autre Paulette, qu'est l, cache dans sa chambre et qu'est aussi perdue que toi... Peut-tre qu'elle aussi elle aimerait bien causer de son jardin et de son merveilleux petit-fils, mais comment tu veux qu'elle te trouve si tu restes l, bouder comme une gamine ?