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Il lui annona qu'il prenait des vacances et qu'il serait absent jusqu' la mi-janvier.

Vous allez dans votre chteau ?

Oui.

a vous fait plaisir ?

Ma foi, je suis heureux de revoir mes surs...

Comment s'appellent-elles ?

Anne, Marie, Catherine, Isabelle, Alinor et Blanche.

Que des noms de reines...

Eh oui...

Et le vtre ?

Oh, moi... Je suis le vilain petit canard...

Ne dites pas a Philibert... Vous savez, je n'y comprends rien toutes vos histoires d'aristocratie et je n'ai jamais t trs sensible aux particules. Pour vous dire la vrit, je trouve mme que c'est un peu ridicule sur les bords, un peu... dsuet, mais une chose est sre; vous, vous tes un prince. Un vrai prince.

Oh, rougit-il, un petit gentilhomme, un petit hobereau de province tout au plus...

Un petit gentilhomme, oui, c'est tout fait a... Dites-moi, vous croyez que l'on pourra se tutoyer l'anne prochaine ?

Ah ! revoil ma petite suffragette ! Toujours des Rvolutions... J'aurais du mal vous tutoyer, moi...

Moi pas. Moi, j'aimerais bien vous dire : Philibert, je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi, parce que tu ne le sais pas, mais d'une certaine manire, tu m'as sauv la vie...

Il ne rpondit rien. Ses yeux venaient de tomber encore une fois.

11

Elle se leva tt pour l'accompagner la gare. Il tait si nerveux qu'elle dut lui arracher son billet des mains pour le composter sa place. Ils allrent boire un chocolat mais il ne toucha pas sa tasse. Au fur et mesure que l'heure du dpart approchait, elle voyait son visage se crisper. Ses tics l'avaient repris et c'tait de nouveau le pauvre bougre du supermarch qu'elle avait en face d'elle. Un grand garon besogneux et gauche qui tait oblig de garder ses mains dans ses poches pour ne pas se griffer le visage quand il rajustait ses lunettes.

Elle posa sa main sur son bras :

a va ?

Ou... oui, tr... trs bien, vou... vous sur... surveillez l'heure, n'est-ce... n'est-ce pas ?

Chuuut, fit-elle. H... Tout va bien, l... Tout va bien...

Il essaya d'acquiescer.

a vous stresse ce point de retrouver votre famille ?

Nn... non, rpondit-il en mme temps qu'il faisait oui de la tte.

Pensez vos petites surs...

Il lui sourit.

C'est laquelle votre prfre ?

Ce... c'est la dernire...

Blanche ?

Oui.

Elle est jolie ?

Elle... Elle est plus que a encore... Elle... elle est douce avec moi...

Ils furent bien incapables de s'embrasser, mais Philibert l'attrapa par l'paule sur le quai :

Vou... vous ferez bien attention vous, n'est-ce pas ?

Oui.

Vous vous allez de... dans votre famille ?

Non...

Ah ? grimaa-t-il.

Je n'ai pas de petite sur pour faire passer le reste, moi...

Ah...

Et par la fentre, il la sermonna :

Sur... surtout ne vous laissez pas impressionner par notre pe... petit Escoffier, hein !

Tut tut, le rassura-t-elle.

Il ajouta quelque chose, mais elle n'entendit rien cause du haut-parleur. Dans le doute, elle fit oui oui de la tte et le train s'branla.

Elle dcida de rentrer pied et se trompa de chemin sans s'en rendre compte. Au lieu de prendre gauche et de descendre le boulevard Montparnasse pour rejoindre l'cole militaire, elle alla tout droit et se retrouva dans la rue de Rennes. C'tait cause des boutiques, des guirlandes, de l'animation...

Elle tait comme un insecte, attire par la lumire et le sang chaud des foules.

Elle avait envie d'en tre, d'tre comme eux, presse, excite, affaire. Elle avait envie d'entrer dans des magasins et d'acheter des btises pour gter les gens qu'elle aimait. Elle ralentissait dj : qui aimait-elle au fait ? Allons, allons, se reprit-elle en remontant le col de sa veste, ne commence pas s'il te plat, il y avait Mathilde et Pierre et Philibert et tes copines de serpillires... L, dans ce magasin de bijoux, tu trouveras srement un colifichet pour Mamadou, elle qui est si coquette... Et pour la premire fois depuis bien longtemps, elle fit la mme chose que tout le monde en mme temps que tout le monde : elle se promena en calculant son treizime mois... Pour la premire fois depuis bien longtemps, elle ne pensait pas au lendemain. Et ce n'tait pas une expression. C'tait bien du lendemain qu'il s'agissait. Du jour d'aprs.

Pour la premire-fois depuis bien longtemps, le jour d'aprs lui semblait... envisageable. Oui, c'tait exactement a : envisageable. Elle avait un endroit o elle aimait vivre. Un endroit trange et singulier, tout comme les gens qui l'habitaient. Elle serrait ses clefs dans sa poche et repensait aux semaines qui venaient de s'couler. Elle avait fait la connaissance d'un extraterrestre. Un tre gnreux, dcal, qui se tenait l, mille lieues au-dessus de la nue et semblait n'en tirer aucune vanit. Il y avait l'autre bcassou aussi. Bon, avec lui, ce serait plus compliqu... part ses histoires de motards et de casseroles, elle voyait mal ce que l'on pouvait en tirer, mais du moins, avait-il t mu par son carnet, enfin... mu, comme elle y allait... interpell disons. C'tait plus compliqu et ce pouvait tre plus simple : le mode d'emploi semblait assez sommaire...

Oui, elle avait fait du chemin, songeait-elle en pitinant derrire les badauds.

L'anne dernire la mme poque, elle tait dans un tat si lamentable qu'elle n'avait pas su dire son nom aux gars du Samu qui l'avaient ramasse et l'anne d'avant encore, elle travaillait tellement qu'elle ne s'tait pas rendu compte que c'tait Nol ; son bienfaiteur s'tant bien gard de le lui rappeler de crainte qu'elle ne perde la cadence... Alors quoi, elle pouvait le dire non ? Elle pouvait les prononcer ces quelques mots qui lui auraient encore arrach la bouche il n'y avait pas si longtemps : elle allait bien, elle se sentait bien et la vie tait belle. Ouf, c'tait dit. Allez, ne rougis pas, idiote. Ne te retourne pas. Personne ne t'a entendue murmurer ces insanits, rassure-toi.

Elle avait faim. Elle entra dans une boulangerie et s'acheta quelques chouquettes. Petites choses idales, lgres et sucres. Elle se lcha longuement le bout des doigts avant d'oser retourner dans un magasin et trouva des bricoles pour tout le monde. Du parfum pour Mathilde, des bijoux pour les filles, une paire de gants pour Philibert et des cigares pour Pierre. Pouvait-on dcemment tre moins conventionnel ? Non. C'tait les cadeaux de Nol les plus btes du monde et c'tait des cadeaux parfaits.

Elle finit sa course prs de la place Saint-Sulpice et entra dans une librairie. L aussi, c'tait la premire fois depuis bien longtemps... Elle n'osait plus s'aventurer dans ce genre d'endroit. C'tait difficile expliquer, mais cela lui faisait trop mal, ce... c'tait... Non, elle ne pouvait dire cela... Cet accablement, cette lchet, ce risque qu'elle ne voulait plus prendre... Entrer dans une librairie, aller au cinma, voir les expositions ou jeter un regard aux vitrines des galeries d'art, c'tait toucher du doigt sa mdiocrit, sa pusillanimit, et se souvenir qu'elle avait jet l'ponge un jour de dsespoir et qu'elle ne l'avait plus retrouve depuis...

Entrer dans n'importe lequel de ces endroits qui tenait sa lgitimit de la sensibilit de quelques-uns, c'tait se souvenir que sa vie tait vaine...

Elle prfrait les rayons du Franprix.

Qui pouvait comprendre cela ? Personne.

C'tait un combat intime. Le plus invisible de tous. Le plus lancinant aussi. Et combien de nuits de rnnage, de solitude et de corves de chiottes devrait-elle encore s'infliger pour en venir bout ?