Un peu plus tard, elle surprit leur conversation dans l'entre :
Ben tu viens pas avec moi ? s'tonnait-elle.
Nan, je suis crev, j'ai pas envie de sortir...
Attends, t'es chi... Moi j'ai plant toute ma famille pour tre avec toi... Tu m'avais promis qu'on irait dner quelque part...
Je suis crev, je te dis...
Au moins prendre un pot...
T'as soif ? Tu veux une bire ?
Pas ici...
Oh... mais tout est ferm aujourd'hui... Et puis je bosse demain, moi !
J'y crois pas... J'ai plus qu' me casser, c'est a?
Allez, ajouta-t-il plus doucement, tu vas pas me faire une scne... Passe demain soir au reste..
Quand ?
Vers minuit...
Vers minuit... N'importe quoi... Allez salut, va...
Tu fais la gueule ?
Salut.
Il ne s'attendait pas la trouver dans la cuisine enroule dans son dredon :
T'tais l, toi ?
Elle leva les yeux sans rpondre.
Pourquoi tu me regardes comme a ?
Pardon ?
Comme une merde.
Pas du tout !
Si, si, je le vois bien, s'nerva-t-il. Y a un problme ? Y a un truc qui te dfrise, l ?
H, c'est bon... Lche-moi... Je t'ai rien dit. Je m'en tape de ta vie. Tu fais ce que tu veux ! Je suis pas ta mre !
Bien. J'aime mieux a...
Qu'est-ce qu'on bouffe ? demanda-t-il en inspectant l'intrieur du Frigidaire, rien bien sr... Y a jamais rien ici... Vous vous nourrissez de quoi avec Philibert ? pe vos bouquins ? Des mouches que vous avez encu-les?
Camille soupira et rassembla les coins de son gros chle.
Tu te barres ? T'as mang, toi ?
Oui.
Ah ouais c'est vrai, t'as un peu grossi on dirait...
H, lcha-t-elle en se retournant, je juge pas ta vie et tu juges pas la mienne, OK ? Au fait, tu devais pas aller vivre chez un pote aprs les ftes ? Si, c'est a, hein ? Bon, alors y nous reste qu'une semaine tenir... On devrait pouvoir y arriver, non ? Alors, coute, le plus simple, ce serait que tu ne m'adresses plus la parole...
Un peu plus tard, il frappa la porte de sa chambre.
Oui?
Il balana un paquet sur son lit.
C'est quoi ?
Il tait dj ressorti.
C'tait un carr mou. Le papier tait affreux, tout chiffonn, comme s'il avait dj servi plusieurs fois et a sentait bizarre. Une odeur de renferm. De plateau de cantine...
Camille l'ouvrit prcautionneusement et crut d'abord que c'tait une serpillire. Cadeau douteux du belltre d' ct. Mais, non, c'tait une charpe, trs longue, trs lche et plutt mal tricote : un trou, un fil, deux mailles, un trou, un fil, etc. Un nouveau point peut-tre ? Les couleurs taient euh... spciales...
Il y avait un petit mot.
Une criture d'institutrice du dbut du sicle, bleu ple, tremblante et tout en boucles, s'excusait :
Mademoiselle,
Franck n'a pas su me dire de quelle couleur taient vos yeux alors j'ai mis un peu de tout. Je vous souhaite un Joyeux Nol.
Paulette Lestafier.
Camille se mordit la lvre. Avec le livre des Kessler qui comptait pour du beurre puisqu'il sous-entendait encore quelque chose du genre Eh, oui, il y en a qui font une uvre... , c'tait son seul cadeau.
Ouh qu'elle tait laide... Oh qu'elle tait belle...
Elle se mit debout sur son lit et la titilla autour de son cou la manire d'un boa pour amuser le marquis.
Pou pou pi dou wouaaah...
C'tait qui Paulette ? Sa maman ?
Elle termina son livre au milieu de la nuit.
Bon. Nol tait pass.
14
De nouveau le mme ronron : dodo, mtro, boulot. Franck ne lui adressait plus la parole et elle l'vitait autant que possible. La nuit, il tait rarement l.
Camille se bougea un peu. Elle alla voir Botticelli au Luxembourg, Zao Wou-Ki au Jeu de paume mais leva les yeux au ciel quand elle vit la file d'attente pour Vuillard. Et puis, il y avait Gauguin en face ! Quel dilemme ! Vuillard, c'tait bien, mais Gauguin... Un gant ! Elle tait l, comme l'nesse de Buridan, prise entre Pont-Aven, les Marquises et la place Vintimille... C'tait affreux...
Finalement elle dessina les gens dans la queue, le toit du Grand Palais et l'escalier du Petit. Une Japonaise l'aborda en la suppliant d'aller lui acheter un sac chez Vuitton. Elle lui tendait quatre billets de cinq cents euros et se trmoussait comme si c'tait une question de vie ou de mort. Camille carta les bras :
Look... Look at me... I am too dirty... Elle lui dsignait ses croquenots, son jean trop large, son gros pull de camionneur, son charpe insense et la capote militaire que Philibert lui avait prte... They won't let me go in the shop... La fille grimaa, remballa ses billets et accosta quelqu'un d'autre dix mtres plus loin.
Du coup, elle fit un dtour par l'avenue Montaigne. Pour voir.
Les vigiles taient vraiment impressionnants... Elle dtestait ce quartier o l'argent proposait ce qu'il avait de moins amusant offrir : le mauvais got, le pouvoir et l'arrogance. Elle pressa le pas devant la vitrine de chez Malo : trop de souvenirs, et rentra par les quais.
Au boulot, rien signaler. Le froid, quand elle avait fini de pointer, tait encore ce qu'il y avait de plus dur supporter.
Elle rentrait seule, mangeait seule, dormait seule et coutait Vivaldi en serrant ses bras autour de ses genoux.
Carine avait un plan pour le Rveillon. Elle n'avait pas du tout envie d'y aller, mais avait dj pay ses trente euros de participation pour avoir la paix et se retrouver au pied du mur.
Il faut sortir, se sermonnait-elle.
Mais je n'aime pas a...
Pourquoi tu n'aimes pas a ?
Je ne sais pas...
Tu as peur ?
Oui.
De quoi ?
J'ai peur qu'on me secoue la pulpe... Et puis... J'ai aussi l'impression de sortir quand je me perds l'intrieur de moi-mme... Je me balade... C'est grand quand mme...
Tu veux rire ? C'est tout petit ! Allez, viens, elle sent le ranci ta pulpe...
Ce genre de conversation entre elle et sa pauvre conscience lui grignotait le cerveau des heures durant...
Quand elle rentra, ce soir-l, elle le trouva sur le palier :
T'as oubli tes clefs ?
...
a fait longtemps que tu es l ?
Il fit un geste agac devant sa bouche pour lui rappeler qu'il ne pouvait pas parler. Elle haussa les paules. Elle n'avait plus l'ge de jouer ce genre de conneries.
Il alla se coucher sans prendre une douche, sans fumer, sans chercher l'emmerder. Il tait explos.
Il sortit de sa chambre vers dix heures et demie le lendemain matin, il n'avait pas entendu son rveil et n'eut mme pas l'nergie de rler. Elle tait dans la cuisine, il s'assit en face d'elle, se servit un litre de caf et mit un moment avant de se dcider le boire.
a va ?
Fatigu.
Tu ne prends jamais de vacances ?
Si. Les premiers jours de janvier... Pour mon dmnagement...
Elle regarda par la fentre.
Tu seras l vers quinze heures ?
Pour t'ouvrir ?
Oui.
Oui.
Tu sors jamais ?
Si, a m'arrive, mais l je ne vais pas sortir puisque tu ne peux pas rentrer...
Il hocha la tte comme un zombi :
Bon, il faut que j'y aille, l, sinon je vais me faire dcalquer...
Il se leva pour rincer son bol.
C'est quoi l'adresse de ta mre ?
Il s'immobilisa devant l'vier.
Pourquoi tu me demandes a ?
Pour la remercier...
La... rrrre..., il avait un chat dans la gorge, la remercier de quoi ?
Ben... pour l'charpe.