Pourquoi il est rouge ?
Il est base de betterave... Vas-y, je te passe les assiettes...
Ils changrent leur place. Elle dessinait, il tranchait le bloc de foie gras, le disposait, le saupoudrait de fleur de sel et de poivre grossirement concass puis passait l'assiette un troisime larron qui disposait la salade avec des gestes d'orfvre.
Qu'est-ce qu'ils font, tous ?
Ils vont manger... On ira plus tard... C'est nous qui ouvrons le bal, on descendra quand ce sera leur tour... Tu m'aideras pour les hutres aussi ?
Il faut les ouvrir ? !
Non, non, juste les faire belles... Au fait, c'est toi qui as pel les pommes vertes ?
Oui. Elles sont l... Oh, merde ! On dirait plutt un dindon, mon truc...
Pardon. J'arrte de te parler.
Franck passa prs d'eux en fronant les sourcils. Il les trouva bien dissips. Ou bien gais.
a ne lui plaisait pas trop cette affaire-l...
On s'amuse bien ? demanda-t-il, moqueur.
On fait ce qu'on peut...
Rassure-moi... a se rchauffe pas au moins ?
Pourquoi il t'a dit a ?
Laisse, c'est un truc entre nous... Ceux qui font le chaud se sentent investis d'une mission suprme, alors que nous, l, mme si on se donne un mal de chien, ils nous mpriseront toujours. On ne touche pas au feu, nous... Tu le connais bien, Lestafier ?
Non.
Ah ouais, a m'tonnait aussi...
De quoi ?
Nan, rien...
Pendant que les autres taient partis dner, deux Blacks nettoyrent le sol grande eau et passrent plusieurs coups de raclette pour le faire scher plus vite. Le chef discutait avec un type super lgant dans son bureau.
C'est dj un client ?
Non, c'est le matre d'htel...
Eh ben... Il est drlement classe...
En salle, ils sont tous beaux... Au dbut du service, c'est nous qui sommes propres et eux qui passent l'aspirateur en tee-shirt et plus le temps passe, plus la tendance s'inverse : on pue, on devient crades et eux ils passent devant nous, frais comme des gardons, avec leurs brushings et leurs costumes impeccables...
Franck vint la voir alors qu'elle finissait sa dernire range d'assiettes :
Tu peux y aller si tu veux...
Ben, non... Je n'ai plus envie de partir maintenant... J'aurais l'impression de louper le spectacle...
T'as encore du taf pour elle ?
Tu parles ! Autant qu'elle veut ! Elle peut prendre la salamandre...
C'est quoi ? demanda Camille.
C'est ce truc-l, cette espce de gril qui monte et qui descend... Tu veux t'occuper des toasts ?
Pas de problme... Euh... propos, j'ai le temps de m'en griller une ?
Vas-y, descends. Franck l'accompagna.
a va ?
Super. Il est trs gentil ce Sbastien finalement...
Ouaif...
...
Pourquoi tu fais cette tte, l ?
Parce que... J'ai voulu parler Philibert tout a l'heure pour lui souhaiter la bonne anne et je me suis fait jeter par une petite morveuse...
Attends, je vais l'appeler, moi...
Non. Ils seront de nouveau table cette heure-l...
Laisse-moi faire...
All... Excusez-moi de vous dranger, Franck de Lestafier l'appareil, le colocataire de Philibert... Oui... C'est cela mme... Bonjour madame... Pourrais-je lui parler, je vous prie, c'est propos du chauffe-eau... Oui... Voil... au revoir madame...
Il adressa un clin d'il Camille qui souriait en recrachant sa fume.
Philou ! C'est toi mon gros lapin ? Bonne anne mon trsor ! Je t'embrasse pas mais je te passe ta petite princesse. De quoi ? Mais on en a rien foutre du chauffe-eau ! Allez, bonne anne, bonne sant et plein de bisous tes surs. Enfin... Seulement celles qui ont des gros nichons, hein !
Camille prit l'appareil en plissant les yeux. Non, le chauffe-eau n'avait rien. Oui, moi aussi je vous embrasse. Non, Franck ne l'avait pas enferme dans un placard. Oui, elle aussi, elle pensait souvent lui. Non, elle n'tait pas encore alle faire ses prises de sang. Oui, vous aussi Philibert, je vous souhaite une bonne sant...
Il avait une bonne voix, non ? ajouta Franck.
Il n'a bgay que huit fois.
C'est bien ce que je dis.
Quand ils revinrent prendre leurs postes, le vent tourna. Ceux qui n'avaient pas mis leur toque l'ajustrent et le chef posa son ventre sur le passe et croisa ses bras par-dessus. On n'entendait plus une mouche voler.
Messieurs, au travail...
C'tait comme si la pice prenait un degr Celsius par seconde. Chacun s'agitait en prenant soin de ne pas gner le voisin. Les visages taient contracts. Des jurons mal touffs fusaient ici ou l. Certains restaient assez calmes, d'autres, comme ce Japonais, l, semblaient au bord de l'implosion.
Des serveurs attendaient la queue leu leu devant le passe pendant que le chef se penchait sur chaque assiette en l'inspectant furieusement. Le garon qui se tenait en face de lui se servait d'une minuscule ponge pour nettoyer d'ventuelles traces de doigt ou de sauce sur les rebords et, quand le gros hochait la tte, un serveur soulevait le grand plateau argent en serrant les dents.
Camille s'occupait des amuse-bouches avec Marc. Elle dposait des trucs sur une assiette, des espces de chips ou d'corces de quelque chose un peu roux. Elle n'osait plus poser de questions. Ensuite elle arrangeait des brins de ciboulette.
Va plus vite, on n'a pas le temps de fignoler ce soir...
Elle trouva un morceau de ficelle pour retenir son pantalon et pestait parce que sa toque en papier ne cessait de lui tomber sur les yeux. Son voisin sortit une petite agrafeuse de sa bote couteaux :
Tiens...
Merci.
Elle couta ensuite l'un des serveurs qui lui expliquait comment prparer les tranches de pain de mie brioch en triangles en coupant les bords :
Tu les veux grills comment ?
Ben... Bien dors, quoi...
Vas-y, fais-moi un modle. Montre-moi exactement la couleur que tu veux...
La couleur, la couleur... On voit pas a la couleur, c'est une question de feeling...
Ben, moi, je marche la couleur, alors fais-moi un modle sinon je vais tre trop stresse.
Elle prit sa mission trs cur et ne fut jamais prise au dpourvu. Les serveurs attrapaient ses toasts en les glissant dans les plis d'une serviette. Elle aurait bien aim un petit compliment : Oh ! Camille, quels merveilleux toasts tu nous fais l ! mais bon...
Elle apercevait Franck, toujours de dos, il s'agitait au-dessus de ses fourneaux comme un batteur devant son instrument : un coup de couvercle par-ci, un coup de couvercle par-l, une cuillere par-ci, une cuillere par-l. Le grand maigre, le second ce qu'elle avait pu comprendre, ne cessait de lui poser des questions auxquelles il rpondait rarement et par onomatopes. Toutes ses casseroles taient en cuivre et il tait oblig de s'aider d'un torchon pour les attraper. Il devait se brler quelquefois car elle le voyait secouer sa main avant de la porter sa bouche.
Le chef s'nervait. a n'allait pas assez vite. a allait trop vite. Ce n'tait pas assez chaud. C'tait trop cuit. On se concentre, messieurs, on se concentre ! ne cessait-il de rpter.
Plus son poste se dtendait, plus a s'agitait en face. C'tait impressionnant. Elle les voyait transpirer et se frotter la tte dans l'paule la manire des chats pour s'ponger le front. Le gars qui s'occupait de la rtissoire surtout, tait rouge carlate et ttait une bouteille d'eau entre chaque aller retour ses volailles. (Des trucs avec des ailes, certains beaucoup plus petits qu'un poulet et d'autres, deux fois plus gros...)
On crve... Il fait combien, l, tu crois ?
J'en sais rien... L-bas, au-dessus des fourneaux, il doit faire au moins quarante... Cinquante peut-tre ? Physiquement, ce sont les postes les plus durs... Tiens, va porter a la plonge... Fais bien attention de dranger personne...