Long silence.
Tu dors, maintenant ?
Non, je guette le bout de ta cigarette...
Tu sais, je...
Tu quoi ?
Je pense que tu devrais rester. Je pense que tout ce que tu m'as dit sur Philibert propos de mon dpart est aussi valable pour toi... Je pense qu'il serait trs malheureux si tu t'en allais et que tu es garant de son fragile quilibre au mme titre que moi...
Euh... la dernire phrase, tu peux la redire en franais ?
Reste.
Non... Je... je suis trop diffrent de vous deux... On mlange pas les torchons et les serviettes comme dirait ma mme...
On est diffrents, c'est vrai, mais jusqu'o ? Peut-tre que je me trompe, mais il me semble qu'on forme une belle quipe de bras casss tous les trois, non ?
Tu l'as dit...
Et puis, qu'est-ce que a veut dire, diffrents ? Moi qui ne sais pas me faire cuire un uf, j'ai pass la journe en cuisine, et toi qui n'coutes que de la techno, tu t'endors avec Vivaldi... C'est de la foutaise, ton histoire de torchons et de serviettes... Ce qui empche les gens de vivre ensemble, c'est leur connerie, pas leurs diffrences... Au contraire, sans toi je n'aurais jamais su reconnatre une feuille de pourpier...
Pour ce que a va te servir...
a aussi c'est de la connerie. Pourquoi me servir ? Pourquoi toujours cette notion de rentabilit ? Je m'en tape que a me serve ou pas, ce qui m'amuse, c'est de savoir que a existe...
Tu vois qu'on est diffrents... Que ce soit toi ou Philou, vous tes pas dans le vrai monde, vous avez aucune ide de la vie, de comment y faut se battre pour survivre et tout a... Moi j'en avais jamais vu des intellos avant vous deux, mais vous tes bien comme l'ide que je m'en faisais...
Et c'tait quoi ton ide ?
Il agita les mains :
C'tait : Piou, piou... Oh, les petits oiseaux et les jolis papillons ! Piou, piou qu'ils sont mignons... Vous reprendrez un chapitre mon cher ? Mais oui, mon cher, deux, mme ! a m'vitera de redescendre... Oh ! non ! ne redescendez pas, a pue trop en bas !
Elle se leva et teignit la musique.
Tu as raison, on ne va pas y arriver... Il vaut mieux que tu te casses... Mais laisse-moi te dire deux choses avant de te souhaiter bonne route : La premire, c'est propos des intellectuels justement... C'est facile de se foutre de leur gueule... Ouais, c'est vachement facile... Souvent, ils sont pas trs muscls et en plus, ils n'aiment pas a, se battre... a ne les excite pas plus que a les bruits de bottes, les mdailles et les grosses limousines, alors oui, c'est pas trs dur... Il suffit de leur arracher leur livre des mains, leur guitare, leur crayon ou leur appareil photo et dj, ils ne sont plus bons rien ces empots... D'ailleurs, les dictateurs, c'est souvent la premire chose qu'ils font : casser les lunettes, brler les livres ou interdire les concerts, a leur cote pas cher et a peut leur viter bien des contrarits par la suite... Mais tu vois, si tre intello a veut dire aimer s'instruire, tre curieux, attentif, admirer, s'mouvoir, essayer de comprendre comment tout a tient debout et tenter de se coucher un peu moins con que la veille, alors oui, je le revendique totalement : non seulement je suis une intello, mais en plus je suis fire de l'tre... Vachement fire, mme... Et parce que je suis une intello comme tu dis, je ne peux pas m'empcher de lire tes journaux de moto qui tranent aux chiottes et je sais que la nouvelle bhme R 1200 GS a un petit bidule lectronique pour rouler avec de l'essence pourrie... Ah !
Qu'est-ce que tu me chantes encore ?
Et toute intello que je suis j'ai t te piquer tes BD de Joe Bar Team l'autre jour et a m'a fait glousser tout l'aprs-midi... La deuxime chose, c'est que t'es vraiment mal plac pour nous faire la morale, mon gars... Tu crois que c'est le vrai monde, ta cuisine ? Bien sr que non. C'est tout le contraire. Vous sortez jamais, vous tes toujours entre vous. Qu'est-ce que tu connais du monde, toi ? Rien. a fait plus de quinze ans que tu vis enferm avec tes horaires inamovibles, ta petite hirarchie d'oprette et ton ronron quotidien. Peut-tre mme que t'as choisi ce boulot-l pour a d'ailleurs ? Pour ne jamais quitter le ventre de ta mre et pour avoir la certitude que tu seras toujours bien au chaud avec plein de bouffe autour de toi... Va savoir... Tu travailles plus et plus dur que nous, a c'est une vidence, mais nous, tout intellos qu'on est, on se le coltine le monde. Piou, piou, on descend tous les matins. Philibert dans sa boutique et moi dans mes tages, et t'inquite pas que pour s'y frotter, on s'y frotte. Et ton truc de survie, l... Life is a jungle, struggle for life et tout ce merdier, on le connat par cur... On pourrait mme te donner des cours si tu voulais... Sur ce, bonsoir, bonne nuit et bonne anne.
Pardon ?
Rien. Je disais que tu n'tais pas trs foltre...
Non, je suis acaritre.
Qu'est-ce que a veut dire ?
Ouvre un dico et tu trouveras...
Camille ?
Oui.
Dis-moi quelque chose de gentil...
Pourquoi ?
Pour bien commencer l'anne...
Non. Je suis pas un juke-box.
Allez...
Elle se retourna :
Laisse donc les torchons et les serviettes dans le mme tiroir, la vie est plus amusante quand il y a un peu de bordel...
Et moi ? Tu veux pas que je te dise quelque chose de gentil pour bien commencer l'anne ?
Non. Si... Vas-y.
Tu sais... Ils taient magnifiques tes toasts...
TROISIME PARTIE
1
Il tait un peu plus de onze heures quand il entra dans sa chambre le lendemain matin. Elle lui tournait le dos. Elle tait encore en kimono, assise devant la fentre.
Qu'est-ce tu fais ? Tu dessines ?
Oui.
Tu dessines quoi ?
Le premier jour de l'anne...
Montre.
Elle releva la tte et se mordit l'intrieur des joues pour ne pas rire.
Il tait vtu d'un costume super ringue, genre Hugo Boss des annes 80, un peu trop grand et un peu trop brillant, avec des paulettes la Goldorak, une chemise en viscose jaune moutarde et une cravate bariole. Les chaussettes taient assorties la chemise et ses chaussures, en crote de porc ammoniaque, le faisaient
atrocement souffrir.
Ben quoi ? grogna-t-il.
Non, rien, t'es... T'es vachement lgant...
C'est malin... C'est parce que j'invite ma grand-mre djeuner au restaurant...
Eh ben... pouffa-t-elle, elle va tre drlement fire de sortir avec un beau garon comme toi...
Trs drle. Si tu savais comme a me prend la tte... Enfin, ce sera fait...
C'est Paulette ? Celle de l'charpe ?
Oui. C'est pour a que je suis l d'ailleurs... Tu m'avais pas dit que t'avais quelque chose pour elle ?
Si. Parfaitement.
Elle se leva, dplaa le fauteuil et alla farfouiller dans sa petite valise.
Assieds-toi l.
Pour quoi faire ?
Un cadeau.
Tu vas me dessiner ?
Oui.
Je ne veux pas.
Pourquoi ?
...
Tu ne sais pas ?
J'aime pas qu'on me regarde.
J'irai trs vite.
Non.
Comme tu voudras... J'avais pens qu'un petit portrait de toi, a lui ferait plaisir... Toujours cette histoire de troc, tu sais ? Mais je n'insisterai pas. Je n'insiste jamais. C'est pas mon genre...
Bon alors vite fait, hein ?
a ne va pas...
Quoi encore ?
Le costume, l... La cravate et tout, a ne va pas. Ce n'est pas toi.