Ensemble, c’est tout

� Y faut que tu dessines, hein ? Moi je veux bien te faire � manger, mais toi, tu dois dessiner... Tu dois jamais t'arr�ter de dessiner, compris ?

� Maintenant ?

� Nan, pas maintenant, mais toujours...

Elle ferma les yeux.

� D'accord.

� Bon... j'y vais. Donne-moi ton verre, je vais te resservir...

Et Camille fondit peu � peu. Quand elle vint les rejoindre, ses joues �taient en feu.

Elle assista � leur conversation sans rien y comprendre et regardait leurs trognes admirables en souriant aux anges.

� Allez... Le dernier coup de gn�le et au plume ! Parce que demain, on se l�ve t�t les enfants ! Y a le Gaston qui sera l� � sept heures...

Tout le monde se leva.

� C'est qui le Gaston ?

� C'est le tueur, murmura Franck, tu vas voir le personnage... C'est quelque chose...

� Bon ben, c'est l�... ajouta Jeannine, la salle de bains est en face et je vous ai mis des serviettes propres sur la table... �a ira ?

� Super, r�pondit Franck, super... Merci...

� Dis pas �a, mon grand, on est dr�lement content de te voir, tu le sais bien... Et la Paulette ?

Il piqua du nez.

� Allez, allez... On n'en parle pas, fit-elle en lui serrant le bras, �a s'arrangera, va...

� Vous la reconna�triez pas, Jeannine...

� Parlons pas de �a, je te dis... T'es en vacances, l�...

Quand elle eut referm� la porte, Camille s'inqui�ta :

� H� ! Mais y a qu'un lit...

� Bien s�r que y a qu'un lit. C'est la campagne ici, pas l'h�tel Ibis !

� Tu leur as dit qu'on �tait ensemble ? fulmina-t-elle.

� Mais non ! J'ai juste dit que je venais avec une copine, c'est tout !

� Ben voyons...

� Ben voyons quoi ? s'�nerva-t-il.

� Une copine, �a veut dire une fille que tu sautes. O� donc avais-je la t�te, moi ?

� Putain, t'es vraiment casse-couilles dans ton genre, hein ?

Il s'assit au bord du lit pendant qu'elle sortait ses affaires.

� C'est la premi�re fois...

� Pardon ?

� C'est la premi�re fois que j'am�ne quelqu'un ici.

� C'est s�r... Tuer le cochon c'est pas ce qu'il y a de plus glamour pour emballer...

� �a n'a rien � voir avec le cochon. �a n'a rien � voir avec toi. C'est...

� C'est quoi ?

Franck s'allongea en travers du lit et s'adressa au plafond :

� Jeannine et Jean-Pierre, y z'avaient un fils... Fr�d�ric... Un mec super... C'�tait mon pote... Le seul que j'aie jamais eu d'ailleurs... On a fait l'�cole h�teli�re ensemble et s'il avait pas �t� l�, je serais pas l�, moi non plus... Je sais pas o� je serais, mais... Enfin, bref... Il est mort y a dix ans... Accident de voiture... M�me pas de sa faute... Un connard qui s'est pas arr�t� au stop... Alors, voil�, moi, je suis pas Fred bien s�r, mais �a y ressemble... Je viens tous les ans... Le cochon c'est pr�texte... Y me regardent et puis qu'est-ce qu'y voient ? Des souvenirs, des paroles et le visage de leur gamin quand il avait m�me pas vingt ans... La Jeannine, elle est toujours en train de me toucher, de me peloter... Pourquoi elle fait �a, � ton avis ? Parce que je suis la preuve qu'il est encore l�... Je suis s�r qu'elle nous a mis ses plus beaux draps et qu'elle est en train de se retenir � la rampe d'escalier, � l'heure qu'il est...

� C'est sa chambre ici ?

� Non. La sienne elle est ferm�e...

� Pourquoi tu m'as amen�e alors ?

� Je te dis, pour que tu dessines et puis...

� Et puis quoi ?

� Je sais pas, j'avais envie...

Il s'�broua.

� Et pour le pieu, c'est pas un probl�me... On va mettre le matelas par terre et je dormirai sur le sommier... �a ira, princesse ?

� �a ira.

� T'as vu Shrek ? Le dessin anim� ?

� Non, pourquoi ?

� Parce que tu me fais penser � la princesse Fiona... En moins bien roul�e bien s�r...

� Bien s�r.

� Allez... Tu m'aides ? Y p�sent une tonne ces matelas-l�...

� T'as raison, g�mit-elle. Y a quoi l�-dedans ?

� Des g�n�rations de paysans morts de fatigue.

� C'est gai...

� Tu te d�shabilles pas ?

� Ben si... Je suis en pyjama, l� !

� Tu gardes ton pull et tes chaussettes ?

� Oui.

� J'�teins alors ?

� Ben oui !

� Tu dors ? demanda-t-elle au bout d'un moment.

� Non.

� � quoi tu penses ?

� � rien.

� � ta jeunesse ?

� Peut-�tre... � rien, donc. C'est bien ce que je dis...

� C'�tait rien ta jeunesse ?

� Pas grand-chose en tout cas...

� Pourquoi ?

� Putain... Si on commence l�-dessus, on y est encore demain matin...

� Franck ?

� Oui.

� Qu'est-ce qu'elle a ta grand-m�re ?

� Elle est vieille... Elle est toute seule... Toute sa vie elle a dormi dans un bon gros lit comme celui-ci avec un matelas en� laine et un crucifix au-dessus de la t�te et maintenant elle est en train de se laisser mourir dans une esp�ce de caisson en fer merdique...

� Elle est � l'h�pital ?

� Nan, dans une maison de retraite...

� Camille ?

� Oui?

� T'as les yeux ouverts, l� ?

� Oui.

� Tu sens comme/la nuit est bien noire ici ? Comme la lune est belle ? Comme les �toiles brillent ? T'entends la maison ? Les tuyaux, le bois, les armoires, l'horloge, le feu en bas, les oiseaux, les b�tes, le vent... T'entends tout �a ?

� Oui.

� Ben elle, elle les entend plus... Sa chambre donne sur un parking toujours �clair�, elle guette le bruit m�tallique des chariots, les conversations des aides-soignantes, ses voisins qui r�lent et leurs t�l�s qui jacassent toute la nuit. Et... Et elle en cr�ve...

� Mais tes parents ? Y peuvent pas s'en occuper, eux ?

� Oh Camille...

� Quoi ?

� Ne m'emm�ne pas par l�... Dors maintenant.

� J'ai pas sommeil.

� Franck ?

� Quoi encore ?

� Y sont o� tes parents ?

� J'en sais rien.

� Comment �a, t'en sais rien ?

� J'en ai pas.

� ...

� Mon p�re, je l'ai jamais connu... Un inconnu qui s'est vid� les burnes � Tani�re d'une bagnole... Et ma m�re, euh...

� Quoi ?

� Ben ma m�re, elle �tait pas tr�s contente qu'un connard dont elle arrivait m�me pu � se souvenir le nom se soit vid� les burnes comme �a... alors euh...

� Quoi ?

� Ben rien...

� Rien quoi ?

� Ben elle en voulait pas...

� Du mec ?

� Nan, du petit gar�on.

� C'est ta grand-m�re qui t'a �lev� ?

� Ma grand-m�re et mon grand-p�re...

� Et lui, il est mort ?

� Oui.

� Tu l'as jamais revue ?

� Camille, je te jure, arr�te. Sinon, tu vas te sentir; oblig�e de me prendre dans tes bras apr�s...

� Si. Vas-y. C'est un risque que je veux bien prendre...

� Menteuse.

� Tu l'as jamais revue ?

� ...

� Excuse-moi. J'arr�te.

Elle l'entendit qui se retournait :

� Je... Jusqu'� l'�ge de dix ans, j'ai jamais eu de ses nouvelles... Enfin, si, je recevais toujours un cadeau pour mon anniversaire et pour No�l, mais j'ai appris plus tard que c'�tait du pipeau. Encore une combine pour m'embrouiller la t�te... Une gentille combine, mais une combine quand m�me... Elle ne nous �crivait jamais mais je sais que ma m�m� lui envoyait ma photo d'�cole tous les ans... Et, une ann�e, va savoir... Je devais �tre plus mignon que d'habitude... Peut-�tre que ce jour-l�, l'instituteur m'avait repeign� ? Ou que le photographe avait sorti un Mickey en plastique pour me faire sourire ? Toujours est-il que le petit gars sur la photo lui a donn� des regrets et qu'elle s'est annonc�e pour venir me reprendre avec elle... Je te raconte pas le bordel... Moi qui hurlais pour rester, ma m�m� qui me consolait en me r�p�tant que c'�tait formidable, que j'allais enfin avoir une vraie famille et qui pouvait pas s'emp�cher de chialer encore plus fort que moi en m'�touffant contre ses gros seins... Mon p�p� qui ne parlait plus... Nan, je te raconte pas... T'es assez maligne pour comprendre tout �a, toi, hein ? Mais crois-moi, c'�tait chaud...