Pardon ?
Je l'ai pay. Je lui ai demand combien y voulait pour me laisser travailler... Trente balles par jour? bon... Le prix d'une heure de coma au chaud ? bon... Et je les lui ai donnes...
- Putain...
- Ouais... Le grand Sraphin Tico... ajouta-t-elle rveuse, maintenant qu'on a le fauteuil, j'irai lui dire bonjour un de ces jours avec Paulette...
- Pourquoi ?
Parce que je l'aimais bien... C'tait un filou honnte, lui. Pas comme l'autre zozo qui m'accueillait en faisant la gueule aprs une journe de boulot parce que j'avais oubli d'acheter des clopes... Et moi, comme une conne, je redescendais...
Pourquoi tu restais avec lui ?
Parce que je l'aimais. J'admirais son travail aussi... Il tait libre, dcomplex, sr de lui, exigeant... Tout mon contraire... Il aurait prfr crever la bouche ouverte plutt que d'accepter le moindre compromis. J'avais peine vingt ans, c'est moi qui l'entretenais et je le trouvais admirable.
T'tais godiche...
Oui... Non... Aprs l'adolescence que je venais de me cogner, c'tait ce qui pouvait m'arriver de mieux... Il y avait fout le temps du monde, on ne parlait que d'art, que de peinture... On tait ridicules oui, mais intgres aussi. On bouffait six sur deux RMI, on pelait de froid et on faisait la queue aux bains publics mais on avait l'impression de vivre mieux que les autres... Et aussi grotesque que cela puisse sembler aujourd'hui, je crois que nous avions raison. Nous avions une passion... Ce luxe... J'tais godiche et heureuse. Quand j'en avais marre d'une salle, j'en changeais et quand je n'oubliais pas les cigarettes, c'tait la fte ! On buvait beaucoup aussi... J'ai pris quelques mauvaises habitudes... Et puis j'ai rencontr les Kessler dont je t'ai parl l'autre jour...
- Je suis sr que c'tait un bon coup... se renfrogna-t-ii.
Elle roucoula :
Oh oui... Le meilleur du monde... Oh... Rien que d'y penser, a me fait des frissons partout, tiens...
a va, a va... On a compris.
Nan, soupira-t-elle, pas si terrible que a... Passs les premiers mois post-virginaux, j'ai... je... enfin... C'tait un homme goste, quoi...
Aaah...
Ouais, euh... T'es pas mal non plus dans le genre...
Oui, mais moi je ne fume pas !
Ils se sourirent dans le noir...
Aprs a s'est dgrad... Mon amoureux me trompait... Pendant que je me tapais l'humour dbile de Sraphin Tico, il se tapait des premires annes, et quand on a fait la paix, il m'a avou qu'il se droguait, oh, un peu, juste comme a... Pour la beaut du geste... Et l, je n'ai pas du tout envie d'en parler...
Pourquoi ?
Parce que c'est devenu trop triste... La rapidit avec laquelle cette merde te met genoux, c'est hallucinant... La beaut du geste, mon cul, j'ai tenu encore quelques mois et je suis retourne vivre chez ma mre. Elle ne m'avait pas vue depuis presque trois ans, elle a ouvert la porte et m'a dit : Je te prviens, y a rien manger. J'ai fondu en larmes et je suis reste couche pendant deux mois... L, elle a t clean pour une fois... Elle avait ce qu'il faut pour me soigner, tu me diras... Et quand je me suis releve, je suis retourne travailler cette poque, je ne me nourrissais que de bouillies et de petits pots. All ! Docteur Freud ? Aprs le cinmascope dolby stro, sons, lumires et motions en tout genre, j'ai repris une vie en minuscule et en noir et blanc. Je regardais la tl et j'avais toujours le vertige au bord des quais...
T'y as pens ?
Oui. J'imaginais mon fantme monter vers le ciel sur l'air de Tornami a vagheggiar, Te solo vuol amar... et mon papa qui m'ouvrait les bras en riant : Ah ! vous voil enfin mademoiselle ! Vous allez voir, c'est encore plus joli que la Riviera par ici...
Elle pleurait.
- Non, pleure pas...
- Si. J'ai envie.
Bon, alors pleure.
- C'est bien, t'es pas compliqu, toi...
- C'est vrai. J'ai plein de dfauts mais je suis pas compliqu... Tu veux qu'on arrte ?
Non.
Tu veux boire quelque chose ? Un petit lait chaud avec de la fleur d'oranger comme me faisait Paulette ?
Non, je te remercie... O j'en tais ?
Le vertige...
Oui, le vertige... Honntement, il ne m'aurait pas fallu beaucoup plus qu'une pichenette dans le dos pour me faire basculer, mais au lieu de a le hasard portait des gants noirs en chevreau trs doux et m'a tap sur l'paule un matin... Ce jour-l je m'amusais avec les personnages de Watteau, j'tais plie en deux sur ma chaise quand un homme est pass derrire moi... Je le voyais souvent... Il tait toujours en train de tourner autour des tudiants et de regarder leurs dessins en douce... Je pensais que c'tait un dragueur. J'avais des doutes sur sa sexualit, je le regardais tchatcher avec la jeunesse flatte et j'admirais son allure... Il avait toujours des manteaux superbes, trs longs, des costumes classieux, des foulards et des charpes en soie... C'tait ma petite rcr... J'tais donc recroqueville sur mon carnet et je ne voyais que ses magnifiques chaussures, trs fines et impeccablement cires. Pouis-je vous poser oune question indiscrte, Mademoiselle ? Avez-
vous oune moralit toute preuve ? Je me demandais bien o il voulait en venir. l'htel ? Mais bon... Avais-je une moralit toute preuve ? Moi qui corrompais Sraphin Tico et rvais de contrarier l'uvre du Bon dieu? "Non" ai-je rpondu et, cause de cette petite rpartie crne, je suis repartie dans un autre merdier... Incommensurable cette fois...
- Un quoi ?
- Un merdier sans nom.
Qu'est-ce que t'as fait ?
La mme chose qu'avant... Mais au lieu de crcher dans un squat et d'tre la bonniche d'un furieux, j'ai vcu dans les plus grands htels d'Europe et je suis devenue celle d'un escroc...
Tu... tu t'es...
Prostitue ? Non. Quoique...
Qu'est-ce que tu faisais ?
Des faux.
Des faux billets ?
Non, des faux dessins... Et le pire, c'est que a m'amusait en plus ! Enfin au dbut... Aprs a a tourn limite esclavagisme cette petite blague, mais au dbut, c'tait trs rigolo. Pour une fois que je servais quelque chose ! Alors, je te dis, j'ai vcu dans un luxe incroyable... Rien n'tait trop beau pour moi. J'avais froid ? Il m'offrait les meilleurs cachemires. Tu vois le gros pull bleu avec, une capuche que je mets tout le temps ?
Ouais.
Onze mille balles...
Nooon ?
Siiii. Et j'en avais une dizaine comme celui-l... J'avais faim ? Po po, room service et homard gogo. J'avais soif ? Ma qu, champagne ! Je m'ennuyais ? Spectacles, shopping, musique ! Tout c qu tou veux tou l dis Vittorio... La seule chose que je n'avais pas le droit de dire, c'est J'arrte . L, il devenait mauvais le beau Vittorio... Si tou pars, tou plonges... Mais pourquoi je serais partie ? J'tais choye, je m'amusais, je faisais ce que j'aimais, j'allais dans tous les muses dont j'avais rv, je faisais des rencontres, la nuit je me trompais de chambre... J'en suis pas sre mais je crois mme que j'ai couch avec Jeremy Irons...