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Il la dvora de la tte aux pieds.

Il commena par lui picorer les taches de rousseur puis la grignota, la becqueta, la croqua, la lcha, la goba, la pignocha, la chipota, la mordilla et la rongea jusqu' l'os. Au passage, elle prit du plaisir et le lui rendit bien.

Ils n'osaient plus s'adresser la parole ni mme se regarder.

Camille se dsola.

- Qu'est-ce qu'il y a ? s'inquita-t-il.

- Ah monsieur... Je sais, c'est trop bte, mais il m'en fallait un deuxime exemplaire pour nos archives et j'ai oubli de mettre le carbone... Il va falloir tout recommencer depuis le dbut...

- Maintenant ? ?

- Non. Pas maintenant. Mais il ne faudrait pas trop tarder quand mme... Des fois que vous oubliiez certains dtails...

- Bon... Et vous, vous... Vous croyez que je serai rembours ?

M'tonnerait...

Il a tout pris, vous savez ?

Tout ?

Presque tout...

Dur...

Camille tait allonge sur le ventre et avait pos son menton sur ses mains.

Tu es belle.

Arrte... fit-elle en s'enfouissant dans le creux de ses bras.

Nan, t'as raison, t'es pas belle, t'es... J'sais pas comment dire... T'es vivante... Tout est vivant chez toi: tes cheveux, tes yeux, tes oreilles, ton petit nez, ta grande bouche, tes mains, ton cul adorable, tes longues jambes, tes grimaces, ta voix, ta douceur, tes silences, ton... ta... tes...

Mon organisme ?

Ouais...

Je suis pas belle mais mon organisme est vivant. Super, la dclaration... On me l'avait jamais faite celle-ci...

Joue pas avec les mots, se rembrunit-il, c'est trop facile pour toi... Euh...

Quoi ?

J'ai encore plus faim qu'avant... Il faut vraiment que j'aille manger quelque chose, l...

Bon eh ben, salut... Au plaisir, comme on dit.

Il paniqua :

Tu... tu veux pas que je te ramne un truc?

Qu'est-ce que tu me proposes ? fit-elle en s'tirant.

Ce que tu veux...

Puis, aprs un temps de rflexion :

... Rien... Tout...

OK. Je prends.

Il tait adoss contre le mur, son plateau sur les genoux. Il dboucha une bouteille et lui tendit un verre. Elle posa son carnet.

Ils trinqurent.

- l'avenir...

- Non. Surtout pas. maintenant, le corrigea-t-elle.

Ae.

L'avenir euh... Tu... tu le...

Elle le regarda droit dans les yeux :

Rassure-moi, Franck, on va pas tomber amoureux quand mme ?

Il fit semblant de s'trangler.

Am, orrgl, argh... T'es folle ou quoi ? Bien sr que non !

Ah ! Tu m'as fait peur... On a dj fait tellement de btises tous les deux...

Ouais, tu l'as dit. Note bien, on en est plus une prs maintenant...

Si. Moi, si.

Ah?

Oui. Baisons, trinquons, allons nous promener, donnons-nous la main, attrape-moi par le cou et laisse-moi te courir si tu veux mais... Ne tombons pas amoureux... S'il te plat...

Trs bien. Je le note.

Tu me dessines ?

Oui.

Tu me dessines comment ?

- Comme je te vois...

- Je suis bien ?

- Tu me plais.

Il saua son assiette, posa son verre et se rsigna revenir rgler quelques tracasseries administratives...

Ils prirent leur temps cette fois et quand ils eurent roul chacun de leur ct, rassasis et au bord du gouffre, Franck s'adressa au plafond :

- D'accord Camille, je ne t'aimerai jamais.

- Merci Franck. Moi non plus.

CINQUIME PARTIE

1

Rien ne changea, tout changea. Franck perdit l'apptit et Camille reprit des couleurs. Paris devint plus beau, plus lumineux, plus gai. Les gens taient plus souriants et le bitume plus lastique. Tout semblait porte de main, les contours du monde taient plus prcis et le monde plus lger.

Microclimat sur le Champ-de-Mars ? Rchauffement de leur plante ? Fin provisoire de l'apesanteur ? Plus rien n'avait de sens et plus rien n'avait d'importance.

Ils naviguaient du lit de l'un au matelas de l'autre, s'allongeaient sur des ufs et se disaient des choses tendres en se caressant le dos. Aucun des deux ne voulant se mettre nu devant l'autre, ils taient un peu gauches, un peu btas et se sentaient obligs de tirer les draps sur leurs pudeurs avant de sombrer dans la dbauche.

Nouvel apprentissage ou premier crayonn ? Ils taient attentifs et s'appliquaient en silence.

Pikou tomba la veste et madame Perreira ressortit ses pots de fleurs. Pour les perruches, c'tait encore un peu tt.

- Hep, hep, hep, fit-elle un matin, j'ai quelque chose pour vous...

La lettre avait t poste dans les Ctes-d'Armor.

10 septembre 1889. Ouvrez les guillemets. Ce que j'avais dans la gorge tend disparatre, je mange encore avec quelque difficult, mais enfin a a repris. Fermez les guillemets. Merci.

En retournant la carte, Camille dcouvrit le visage fbrile de Van Gogh.

Elle le glissa dans son carnet.

Le Monop' en avait pris un coup dans l'aile. Grce aux trois livres que Philibert leur avait offerts, Paris secret et insolite, Paris 300 faades pour les curieux et Le Guide des salons de th Paris, roulez jeunesse, Camille leva les yeux et ne dit plus de mal de son quartier o l'Art Nouveau tenait comptoir ciel ouvert.

Dsormais, elles crapahutaient des Isbas russes du boulevard Beausjour la Mouzaa des Buttes-Chaumont en passant par l'Htel du Nord et le cimetire Saint-Vincent o elles pique-niqurent ce jour-l avec Maurice Utrillo et Eugne Boudin sur la tombe de Marcel Aym.

Quant Thophile Alexandre Steinlen, merveilleux peintre des chats et des misres humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetire.

Camille reposa le guide sur ses genoux et rpta :

Merveilleux peintre des chats et des misres humaines, il repose sous un arbre, dans le coin sud-est du cimetire... Jolie notice, non ?

Pourquoi tu m'emmnes toujours chez les morts ?

Pardon ?

...

O est-ce que vous voulez aller, ma petite Paulette ? En bote de nuit ?

...

Youhou ! Paulette ?

Rentrons. Je suis fatigue.

Et cette fois encore, elles chourent dans un taxi nui tirait la gueule cause du fauteuil.

Un vrai dtecteur connards ce truc-l...

Elle tait fatigue.

De plus en plus fatigue et de plus en plus lourde.

Camille ne voulait pas l'admettre mais elle tait sans arrt en train de la retenir et de se battre avec elle pour l'habiller, la nourrir et l'obliger tenir une conversation. Mme pas une conversation d'ailleurs, une rponse. La vieille dame ttue ne voulait pas voir de mdecin et la jeune femme tolrante n'essaya pas d'aller contre sa volont, d'abord ce n'tait pas dans ses habitudes et puis c'tait Franck de la convaincre. Mais quand elles allaient la bibliothque, elle se plongeait dans des magazines ou des livres mdicaux et lisait des trucs dprimants sur la dgnrescence du cervelet et autres folichonneries alzheimeriennes. Ensuite elle rangeait ces botes de Pandore en soupirant et prenait de mauvaises bonnes rsolutions : si elle ne voulait pas se faire soigner, si elle ne voulait pas s'intresser au monde d'aujourd'hui, si elle ne voulait pas finir son assiette et si elle prfrait enfiler son manteau par-dessus sa robe de chambre pour aller se promener, c'tait son droit aprs tout. Son droit le plus lgitime. Elle n'allait pas l'emmerder avec a et ceux que a chiffonnait n'avaient qu' la faire parler de son pass, de sa maman, de soirs de vendanges, du jour o monsieur l'abb avait failli se noyer dans la Loure parce qu'il avait jet l'pervier un peu vite et que le machin s'tait accroche l'un des boutons de sa soutane ou encore de son jardin pour retrouver l'tincelle dans ses yeux deenus presque opaques. En tout cas elle, Camille, n'avait rien trouv de mieux...