— Va, cours, vole et monte vers ton destin, mon enfant...
— Philou ?
— Oui?
— Si je suis pas redescendue dans une heure, tu pourras venir voir ?
10
La chambre était impeccablement rangée. Le lit était fait et il avait posé deux tasses et un paquet de sucre sur la table de camping. Il était assis sur une chaise, dos au mur et referma son livre quand elle gratta à la porte.
Il se leva. Ils étaient aussi embarrassés l'un que l'autre. C'était la première fois qu'ils se voyaient finalement... Un ange passa.
— Tu... Tu veux boire quelque chose ?
— Volontiers...
- Thé ? Café ? Coca ?
— Café, c'est parfait.
Camille prit place sur le tabouret et se demanda comment elle avait fait pour vivre ici pendant si longtemps. C'était si humide, si sombre, tellement... inexorable. Le plafond était si bas et les murs si sales... Non, ce n'était pas possible... Ce devait être une autre, alors ?
Il s'activait devant les plaques électriques et lui indiqua le pot de Nescafé. Barbès dormait sur le lit en ouvrant un œil de temps en temps.
Il finit par tirer la chaise et s'assit en face d'elle:
— Je suis content de te voir... Tu aurais pu venir plus tôt...
— Je n'osais pas.
— Ah?
— Tu regrettes de m'avoir amené ici, n'est-ce pas?
— Non.
— Si. Tu regrettes. Mais ne t'en fais pas... J'attends un feu vert et je partirai... C'est une question de jours maintenant.
— Tu vas où ?
— En Bretagne.
— Dans ta famille ?
— Non. Dans un centre de... De déchets humains. Nan, je suis con. Dans un centre de vie, c'est comme ça qu'il faut dire...
— ...
— C'est mon toubib qui m'a trouvé ça... Un truc où l'on fabrique de l'engrais avec des algues... Des algues, de la merde et des handicapés mentaux... Génial, non? Je serai le seul ouvrier normal. Enfin « normal », c'est relatif...
Il souriait.
— Tiens, regarde la brochure... Classieux, hein?
Deux gogols avec une fourche à la main se tenaient
devant une espèce de puisard.
— Je vais faire de l'Algo-Foresto, un truc avec du compost, des algues et du fumier de cheval... Je sens déjà que je vais adorer... Bon, y paraît qu'au début, c'est dur à cause de l'odeur mais qu'après on s'en rend même plus compte...
Il reposa la photo et s'alluma une cigarette.
— Les grandes vacances, quoi...
— T'y restes combien de temps ?
— Le temps qu'il faudra...
— T'es sous méthadone ?
— Oui.
— Depuis quand ?
Geste vague.
- Ça va ?
- Non.
- Allez... Tu vas voir la mer !
- Super... Et toi ? Pourquoi t'es là ?
- C'est la concierge... Elle pensait que t'étais mort...
— Elle va être déçue...
— C'est clair.
Ils riaient.
- Tu... T'es HIV aussi ?
— Nan. Ça c'était juste pour lui faire plaisir... Pour qu'elle s'attache à mon clebs... Nan, nan... J'ai fait ça bien. Je me suis bousillé proprement.
— C'est ta première cure ?
— Oui.
— Tu vas y arriver ?
— Oui
- ...
— J'ai eu de la chance... Il faut croiser les bonnes personnes, j'imagine... et je... je crois que je les tiens, là...
— Ton médecin ?
— Ma médecin ! Oui mais pas seulement... Un psy aussi... Un vieux pépé qui m'a arraché la tête... Tu connais le V33 ?
— C'est quoi ? Un médicament ?
Non, c'est un produit pour décaper le bois...
— Ah oui ! Une bouteille vert et rouge, non ?
— Si tu le dis... Eh ben ce mec, c'est mon V33. Il met et le produit, ça brûle, ça fait des cloques et le coup d'après, il prend sa spatule et décolle toute la merde... Regarde-moi. Sous mon crâne je suis nu comme un ver !
Il n'arrivait plus à sourire, ses mains tremblaient :
- Putain, c'est dur... C'est trop dur... Je pensais pas que...
Il releva la tête.
- Et puis euh... Y a eu quelqu'un d'autre aussi... Une petite nana avec des cuisses de mouche qu'a remonté son fute avant que j'aie eu le temps d'en voir plus, hélas...
— C'est quoi ton nom ?
— Camille.
Il le répéta encore et se tourna vers le mur :
— Camille... Camille... Le jour où t'es apparue, Camille, j'avais un mauvais rencard... Il faisait trop froid et j'avais plus tellement envie de me battre, il me semble... Mais, bon. T'étais là... Alors je t'ai suivie... Je suis galant comme mec...
Silence.
— Je peux te parler encore ou t'en as marre, là ?
— Ressers-moi une tasse...
— Excuse-moi. C'est à cause du vieux... Je suis devenu un vrai moulin à paroles...
— Pas de problème, je te dis.
— Nan, mais c'est important en plus... Enfin, même pour toi, je crois que c'est important...
Elle fronça les sourcils.
— Ton aide, ta piaule, ta bouffe et tout, c'est une chose mais je te dis, j'étais vraiment dans un mauvais trip quand tu m'as trouvé... J'avais le vertige, tu comprends ? Je voulais retourner les voir, je... J'ai... Et c'est ce mec-là qui m'a sauvé. Ce mec, et tes draps.
Il le ramassa et le posa entre eux deux. Camille reconnut son livre. C'était les lettres de Van Gogh à son frère.
Elle avait oublié qu'il était là.
C'était pas faute de se l'avoir trimbalé pourtant...
— Je l'ai ouvert pour me retenir, pour m'empêcher de passer la porte, parce qu'il n'y avait rien d'autre ici et tu sais ce qu'il m'a fait ce bouquin ?
Elle secoua la tête.
— Il m'a fait ça, ça et ça.
Il l'avait repris pour se frapper le crâne et les deux joues.
- C'est là troisième fois que je le relis... Ce... C'est tout pour moi. Y a tout là-dedans... Ce type, je le connais par cœur... C'est moi. C'est mon frère. Tout ce qu'il dit, je le comprends. Comment y pète les plombs. Comment il souffre. Comment il est toujours en train de se répéter, de s'excuser, d'essayer de comprendre les autres, de se remettre en question, comment il s'est fait jeter par sa famille, ses parents qui captent rien, les séjours à l'hosto et tout ça... Je... Je vais pas te raconter ma vie, t'inquiète, mais c'est troublant, tu sais... Comment il est avec les filles, comment il tombe amoureux d'une bêcheuse, comment on l'a méprisé et le jour où il a décidé de se mettre en ménage avec cette pute, là... Celle qui était enceinte... Nan je vais pas te raconter ma vie, mais il y a des coïncidences qui m'ont fait halluciner... À part son frangin, et encore, personne ne croyait en lui. Personne. Mais lui, tout fragile et tout taré qu'il était, il y croyait, lui... Enfin... Il dit ça, qu'il a la foi, qu'il est fort et euh... La première fois que je l'ai lu, presque d'une traite tu vois, j'avais pas compris le truc en italiques à la fin...
Il le rouvrit :
- Lettre que Vincent Van Gogh portait sur lui le 29 juillet 1890... C'est seulement en lisant la préface le lendemain ou le surlendemain que j'ai compris qu'il s'était suicidé ce con. Que cette lettre il l'avait pas envoyée et je... Putain, ça m'a fait un coup, je te dis pas... Tout ce qu'il dit sur son corps, je le ressens. Toute sa souffrance, c'est pas que des mots, tu comprends ? C'est... Enfin, moi je... je m'en fous de son travail... Enfin, nan, je m'en fous pas, mais c'est pas ça que j'ai lu, Ce que j'ai lu, c'est que si t'es pas dans le rang, si t'arrives pas à être ce qu'on attend de toi, tu souffres. Tu souffres comme une bête et à la fin, tu crèves. Eh ben, non. Moi je vais pas crever. Par amitié pour lui, par fraternité, je vais pas crever... Je veux pas.
Camille était scotchée. Pchiii... Sa cendre venait de tomber dans son café.
— C'est n'importe quoi ce que je viens de dire ?
— Nan, nan, au contraire... je...
— Tu l'as lu, toi ?
— Bien sûr.
— Et tu... Ça t'a pas fait souffrir ?
— Je me suis surtout intéressée à son travail... Il s'y est mis tard... C'est un autodidacte... Un... Tu... tu les connais ses toiles ?
— Les tournesols, c'est ça ? Nan... J'y ai pensé pendant un moment, d'aller feuilleter un livre ou quoi, mais j'ai pas envie, je préfère mes images...