Il eut le désespoir stoïque et s'éloigna en se tortillant.
L'étiquette de son nouveau slip le grattait.
14
Mathilde Daens-Kessler était la plus jolie femme que Camille ait jamais rencontrée. Très grande, beaucoup plus grande que son mari, très mince, très gaie, très cultivée. Elle foulait notre petite planète sans y prendre garde, s'intéressait à tout, s'étonnait d'un rien, s'amusait, s'indignait mollement, posait sa main sur la vôtre quelquefois, parlait toujours à voix basse, connaissait parfaitement quatre ou cinq langues et cachait son jeu derrière un sourire décourageant.
Si belle qu'elle n'eut jamais l'idée de la dessiner...
C'était trop risqué. Elle était trop vivante.
Une petite esquisse, une fois. Son profil... Le bas de sn chignon et ses boucles d'oreilles... Pierre la lui avait volée mais ce n'était pas elle. Manquait sa voix grave, son éclat et le creux de ses fossettes quand elle riait.
Elle avait la bienveillance, l’arrogance et la désinvolture de ceux qui sont nés dans des draps bien tissés. Son père avait été un grand collectionneur, elle avait toujours vécu au milieu de belles choses et n’avait jamais rien compté de sa vie, ni ses biens, ni ses amis et encore moins ses ennemis.
Elle était riche, Pierre était entreprenant.
Elle se taisait quand il parlait et rattrapait ses conneries dès qu’il avait le dos tourné. Il rabattait de jeunes poulains. Il ne se trompait jamais, c'est lui qui avait lancé Voulys et Barcarès par exemple et elle s'arrangeait pour les retenir.
Elle retenait qui elle voulait.
Leur première rencontre, Camille s'en souvenait très bien, avait eu lieu aux Beaux-Arts lors d'une exposition de travaux de fin d'année. Une espèce d'aura les précédait... Le marchand terrible et la fille de Witold Daens... On espérait leur venue, on les craignait et l'on guettait leurs moindres réactions. Elle s'était sentie misérable lorsqu'ils étaient venus les saluer, elle et sa bande de pouilleux... Elle avait baissé la tête en lui serrant la main, esquivé maladroitement quelques compliments et cherché du regard un trou de souris où disparaître enfin.
C'était en juin, il y a presque dix ans... Des hirondelles donnaient un concert dans la cour de l'école et ils buvaient un mauvais punch en écoutant pieusement les propos de Kessler. Camille n'entendait rien. Elle regardait sa femme. Ce jour-là, elle portait une tunique bleue et une large ceinture en argent où s'affolaient de minuscules grelots lorsqu'elle bougeait.
Le coup de foudre...
Ensuite ils les avaient invités dans un restaurant de la rue Dauphine et, à la fin d'un dîner bien arrosé, son petit ami l'avait sommée d'ouvrir son carton. Elle avait refusé.
Quelques mois plus tard, elle était revenue les voir. Seule.
Pierre et Mathilde possédaient des dessins de Tiepolo, de Degas et de Kandinsky mais n'avaient pas d'enfant. Camille n'osa jamais aborder ce sujet et s'abandonna dans leurs filets sans retenue. Ensuite, elle s'avéra si décevante que les mailles se distendirent...
— C'est n'importe quoi ! Tu fais n'importe quoi! l'engueulait Pierre.
- Pourquoi tu ne t'aimes pas ? Pourquoi ? ajoutait Mathilde plus doucement.
Et elle ne vint plus à leurs vernissages.
Dans l'intimité, il se désolait encore :
— Pourquoi ?
— On ne l'a pas assez aimée, répondait sa femme.
— Nous ?
— Tout le monde...
Il s'abandonnait sur son épaule en gémissant :
— Oh... Mathilde... Ma toute belle... Pourquoi tu l'as laissée filer, celle-ci ?
— Elle reviendra...
— Non. Elle va tout gâcher...
— Elle reviendra.
Elle était revenue.
— Pierre n'est pas là ?
— Non, il dîne avec ses Anglais, je ne lui ai pas dit que tu venais, j'avais envie de te voir un peu...
Puis, avisant son carton :
- Mais... Tu... tu as quelque chose là ?
- Nan, c'est rien... Un petit truc que je lui avais promis l'autre jour...
- Je peux voir ?
Camille ne répondit pas.
— Bon, je l'attendrai...
- C'est de toi ?
- Hon hon...
- Mon Dieu... Quand il va savoir que tu n'es pas venue toute seule, il va hurler de désespoir... Je vais l'appeler...
- Non, non ! répliqua Camille, laissez ! Ce n'est rien je vous dis... C'est entre nous. Une sorte de quittance de loyer...
- Très bien. Allez... À table.
Tout était beau chez eux, la vue, les objets, les tapis, les tableaux, la vaisselle, leur grille-pain, tout. Même leurs chiottes étaient belles. Sur une reproduction en plâtre, on pouvait y lire le quatrain que Mallarmé avait écrit dans les siennes :
Toi qui soulages ta tripe,
Tu peux dans ce gîte obscur,
Chanter ou fumer la pipe,
Sans mettre tes doigts au mur.
La première fois, ça l'avait tuée, ce truc-là :
— Vous... Vous avez acheté un morceau des gogues de Mallarmé ? !
— Mais non... riait Pierre, c'est parce que je connais le gars qui leur a fait le moulage... Tu connais sa maison ? À Vulaines ?
— Non.
— On t'y emmènera un jour... C'est un endroit que tu vas adorer... A-do-rer...
Et tout était à l'avenant. Même leur PQ était plus doux qu'ailleurs...
Mathilde se réjouissait :
— Que tu es belle ! Que tu as bonne mine ! Comme cela te va bien les cheveux courts ! Tu as grossi, non? Quel bonheur de te voir comme ça... Oh, quel bonheur, vraiment... Tu m'as tellement manqué, Camille... Si tu savais comme ils me fatiguent parfois, tous ces génies... Moins ils ont de talent et plus ils sont bruyants... Pierre s'en moque, il est dans son sillon, mais moi, Camille, moi... Comme je m'ennuie... Viens, assieds-toi près de moi, raconte-moi...
— Je ne sais pas raconter... Je vais vous montrer mes carnets...
Mathilde tournait les pages et elle les commentait.
Et c'est en présentant ainsi son petit monde qu'elle se rendit vraiment compte à quel point elle tenait à eux.
Philibert, Franck et Paulette étaient devenus les gens les plus importants de sa vie et elle était juste en train de le réaliser, là, maintenant, entre deux coussins persans du XVIIIe. Elle était troublée.
Entre le premier carnet et le dernier dessin qu'elle avait réalisé tout à l'heure, Paulette radieuse sur son fauteuil devant la tour Eiffel, à peine quelques mois s'étaient écoulés et pourtant ce n'était plus la même... Ce n'était plus la même personne qui tenait le crayon... Elle s'était ébrouée, elle avait mué et dynamité les blocs de granit qui l'empêchaient d'avancer depuis tant d'années...
Ce soir, des gens attendaient qu'elle revienne... Des gens qui n'en avaient rien à foutre de savoir ce qu'elle valait... Qui l'aimaient pour autre chose... Pour elle, peut-être...
Pour moi ?
Pour toi...
— Eh alors ? s'impatientait Mathilde, tu ne dis plus rien... C'est qui, elle ?
— Johanna, la coiffeuse de Paulette...
— Et ça ?
— Les bottines de Johanna... Rock'n'roll, non ? Comment une fille qui travaille debout toute la journée peut supporter, ça ? L'abnégation au service de l'élé-gance, j'imagine...
Mathilde riait. Ces grolles étaient vraiment monstrueuses...
- Et lui, là, il revient souvent, non ?
- C'est Franck, le cuisinier dont je vous parlais tout à heure justement...
- Il est beau, non ?
- Vous trouvez ?
- Oui... On dirait le jeune Farnèse peint par Titien avec dix ans de plus...
Camille leva les yeux au ciel :
— N'importe quoi...
— Mais si ! Je t'assure !
Elle s'était levée et revint avec un livre :
— Tiens. Regarde. Le même regard sombre, les mêmes narines frémissantes, le même menton en galoche, les mêmes oreilles légèrement décollées... Le même feu qui couve à l'intérieur...
— N'importe qifoi, répétait-elle en louchant sur le portrait, il a des boutons le mien...
— Oh.... Tu gâches tout !
— C'est tout ? se désola Mathilde.
— Eh oui...