— La même chose qu'avant... Mais au lieu de crécher dans un squat et d'être la bonniche d'un furieux, j'ai vécu dans les plus grands hôtels d'Europe et je suis devenue celle d'un escroc...
— Tu... tu t'es...
— Prostituée ? Non. Quoique...
— Qu'est-ce que tu faisais ?
— Des faux.
— Des faux billets ?
— Non, des faux dessins... Et le pire, c'est que ça m'amusait en plus ! Enfin au début... Après ça a tourné limite esclavagisme cette petite blague, mais au début, c'était très rigolo. Pour une fois que je servais à quelque chose ! Alors, je te dis, j'ai vécu dans un luxe incroyable... Rien n'était trop beau pour moi. J'avais froid ? Il m'offrait les meilleurs cachemires. Tu vois le gros pull bleu avec, une capuche que je mets tout le temps ?
— Ouais.
— Onze mille balles...
— Nooon ?
— Siiii. Et j'en avais une dizaine comme celui-là... J'avais faim ? Poï poï, room service et homard à gogo. J'avais soif ? Ma qué, champagne ! Je m'ennuyais ? Spectacles, shopping, musique ! Tout cé qué tou veux tou lé dis à Vittorio... La seule chose que je n'avais pas le droit de dire, c'est « J'arrête ». Là, il devenait mauvais le beau Vittorio... « Si tou pars, tou plonges... » Mais pourquoi je serais partie ? J'étais choyée, je m'amusais, je faisais ce que j'aimais, j'allais dans tous les musées dont j'avais rêvé, je faisais des rencontres, la nuit je me trompais de chambre... J'en suis pas sûre mais je crois même que j'ai couché avec Jeremy Irons...
— Qui c'est ?
— Oh... T'es désespérant, toi... Bon, peu importe... Je lisais, j'écoutais de la musique, je gagnais de l'argent... Avec le recul, je me dis que c'était une autre forme de suicide... Plus confortable... Je me suis coupée de la vie et du peu de gens qui m'aimaient. De Pierre et Mathilde Kessler, notamment, qui m'en ont voulu à mort, de mes anciens petits camarades, de la réalité, de la moralité, du droit chemin, de moi-même...
- Tu bossais tout le temps ?
- Tout le temps. Je n'ai pas tant produit que ça mais il fallait refaire la même chose des milliers de fois à cause de problèmes techniques... La patine, le support et tout ça... Finalement, le dessin c'était peanuts, c'était son vieillissement qui était compliqué. Je travaillais avec Jan, un Hollandais qui nous fournissait en vieux papiers. C'était son métier : parcourir le monde et revenir avec des rouleaux. Il avait un côté petit chimiste fou et cherchait sans relâche un moyen de faire du vieux avec du neuf... Je ne l'ai jamais entendu prononcer la moindre parole, un type fascinant... Et puis, j'ai perdu la notion du temps... D'une certaine manière, je me suis laissé ensuquer dans cette non-vie... Ça ne se voyait pas à l'œil nu, mais j'étais devenue une épave. Une épave chic... Le gosier en pente, des chemises sur mesure et un dégoût de ma petite personne... Je ne sais pas comment tout cela se serait terminé si Léonard ne m'avait pas sauvée...
— Léonard qui ?
— Léonard de Vinci. Là, je me suis tout de suite cabrée... Tant qu'on s'en tenait aux petits maîtres, aux esquisses d'esquisses, aux croquis de croquis ou aux repentirs de repentirs, on pouvait faire illusion auprès de marchands peu scrupuleux mais là, c'était n'importe quoi... Je l'ai dit mais on ne m'a pas écoutée... Vittorio était devenu trop gourmand... Je ne sais pas exactement ce qu'il faisait de son fric mais plus il en palpait et plus il en manquait... Il devait avoir ses faiblesses, lui aussi... Alors j'ai fermé ma gueule. Ce n'était pas mon problème après tout... Je suis retournée au Louvre, aux département des arts graphiques où j'ai pu accéder à certains documents et je les ai appris par coeur... Vittorio voulait oune petite chose. « Tou vois cette étoude, là ? Tou ti inspires d'elle, mais cet personnage-là, tou mé lé gardes..." A cette époque, on ne vivait déjà plus à l'hôtel mais dans un grand appartement meublé. Je me suis exécutée et j'ai attendu... Il était de plus en plus nerveux. Il passait des heures au téléphone, usait la moquette et crachait sur la Madone. Un matin, il est entré dans ma chambre comme un fou : « Je dois partir mais toi tou né bouges pas d'ici, d'accord ? Tou né sors pas tant que je té lé pas dit... Tou m'as compris ! Tou né bouges pas ! » Le soir, j'ai reçu un appel d'un autre mec que je connaissais pas : « Brûle tout » et il a raccroché. Bon... J'ai rassemblé des tas de mensonges et je les ai détruits dans l'évier. Et j'ai attendu encore... Plusieurs jours... Je n'osais pas sortir. Je n'osais pas regarder par la fenêtre. J'étais devenue complètement parano. Mais au bout d'une semaine, je suis partie. J'avais faim, j'avais envie de fumer, je n'avais plus rien à perdre... Je suis retournée à Meudon à pied et j'ai trouvé une maison fermée avec un panneau à vendre sur la grille. Est-ce qu'elle était morte ? J'ai escaladé le mur et dormi dans le garage. Je suis revenue à Paris. Tant que je marchais, je tenais debout. J'ai zoné autour de l'immeuble au cas où Vittorio serait revenu... Je n'avais pas de fric, pas de boussole, plus de repères, rien. J'ai passé encore deux nuits dehors dans mon cachemire à dix milles boules, j'ai demandé des clopes et je me suis fait piquer mon manteau. Le troisième soir, j'ai sonné chez Pierre et Mathilde et je me suis écroulée devant leur porte. Ils m'ont retapée et m'ont installée ici, au septième. Une semaine plus tard, j'étais encore assise par terre à me demander quel métier je pourrais bien faire... Tout ce que je savais, c'est que je ne voulais plus jamais dessiner de ma vie. Je n'étais pas non plus prête à retourner dans le monde. Les gens me faisaient peur... Alors je suis devenue technicienne de surface de nuit... J'ai vécu comme ça, un peu plus d'un an. Entre-temps, j'ai retrouvé ma mère. Elle ne m'a pas posé de questions... Je n’ai jamais su si c’était de l’indifférence ou simplement de la discrétion... Je n’ai pas creusé, je ne pouvais pas me le permettre : je n’avais plus qu’elle...
« Quelle ironie... J'avais tout fait pour la fuir et voilà... Retour à la case départ, les rêves en moins... J'ai vivoté, je m'interdisais de boire seule et cherchais une issue de secours dans mon dix mètres carrés... Et puis je suis tombée malade au début de l'hiver et Philibert m'a portée dans les escaliers jusque dans la chambre d'à côté... La suite, tu la connais...
Long silence.
— Eh ben... répéta Franck plusieurs fois. Eh ben...
Il s'était redressé et avait croisé ses bras.
— Eh ben... Tu parles d'une vie... C'est dingue... Et maintenant ? Qu'est-ce que tu vas faire, maintenant ?
— ...
Elle dormait.
Il remonta la couette jusque sous son nez, prit ses affaires et sortit sur la pointe des pieds. Maintenant qu'il la connaissait, il n'osait plus s'allonger à côté d'elle. En plus elle prenait toute la place...
Toute la place.
18
Il était perdu.
Il erra un moment dans l'appartement, se dirigea vers la cuisine, ouvrit des placards et les referma en secouant la tête.
Sur le rebord de la fenêtre, le cœur de laitue était tout ratatiné. Il le jeta aux ordures et revint s'asseoir avec un crayon pour terminer son dessin. Il hésita pour les yeux... Est-ce qu'il fallait dessiner deux points noirs au bout des cornes ou un seul en dessous ?
Putain... Même en escargot, il était nul !
Allez, un. C'était plus mignon.
Il se rhabilla. Poussa sa moto en serrant les fesses devant la loge. Pikouch le regarda passer sans broncher. C'est bien mon gars, c'est bien... Cet été t'auras un petit Lacoste pour tomber les pékinoises... Il parcourut encore plusieurs mètres avant d'oser kicker et s'élança dans la nuit.
Il prit la première à gauche et roula toujours tout droit. Arrivé à la mer, il posa son casque sur son ventre et regarda les manœuvres des marins pêcheurs. Il en profita pour dire deux trois mots à sa moto. Qu'elle comprenne un peu la situation...
Légère envie de craquer.
Trop de vent, peut-être ?