— Et comment tu fais pour vivre à Paris ?
— Je ne vis pas...
— Il n'y a pas de travail par ici ?
— Non. Rien d'intéressant. Mais si j'ai des gosses un jour, je te jure que je les laisserai pas pousser au milieu des voitures, ça non... Un enfant qu'a pas une paire de bottes, une canne à pêche et un lance-pierre, c'est pas un vrai. Pourquoi tu souris ?
—Rien. Je te trouve mignon.
- J'aimerais mieux que tu me trouves autre chose...
- T'es jamais content.
- T'en voudras combien ?
- Pardon ?
- Des gamins ?
- Hé... râla-t-elle. Tu le fais exprès ou quoi ?
- Attends, mais je te dis ça, c'est pas forcément avec moi!
- J'en veux pas.
- Ah bon ? fit-il déçu.
- Non.
— Pourquoi ?
— Parce que.
Il l'attrapa par le cou et la ramena de force tout près de son oreille.
— Dis-moi...
— Non.
— Si. Dis-moi. Je le répéterai à personne...
— Parce que si je meurs, je veux pas qu'il reste tout seul...
— T'as raison. C'est pour ça qu'il faut en faire plein... Et puis tu sais...
Il la serrait encore plus fort.
— Tu vas pas mourir, toi... T'es un ange... et les anges ça meurt jamais...
Elle pleurait.
— Ben alors ?
— Nan, rien... C'est parce que je vais avoir mes règles... À chaque fois, c'est pareil... Ça me plombe de partout et je pleure pour un oui ou pour un non...
Elle souriait dans sa morve :
— Tu vois que je suis pas un ange...
5
Ils étaient dans le noir depuis longtemps, inconfortables et enlacés, quand Franck lâcha :
— Y a un truc qui me chiffonne, là...
— Quoi ?
— T'as une sœur, non ?
— Oui...
— Pourquoi tu la vois pas ?
— Je ne sais pas.
— C'est débile, ça ! Il faut que tu la voies !
— Pourquoi ?
— Parce que ! C'est super d'avoir une sœur ! Moi j'aurais tout donné pour avoir un frangin ! Tout ! Même mon biclou ! Même mes coins de pêche top secrets ! Même mes extra balls de flipper ! Comme dans la chan-son, tu sais... Les paires de gants, les paires de claques...
— Je sais... J'y ai pensé à un moment mais ie n'ai pas osé...
- Pourquoi ?
- À cause de ma mère peut-être...
- Arrête avec ta mère... Elle t'a fait que du mal... Sois pas maso... Tu lui dois rien, tu sais ?
- Bien sûr que si.
- Bien sûr que non. Quand ils se tiennent mal, on n'est pas obligé d'aimer ses parents.
- Bien sûr que si.
- Pourquoi ?
— Ben parce que ce sont tes parents justement...
— Pff... C'est pas dur d'être parents, y suffit de baiser. C'est après que ça se complique... Moi par exemple, je vais pas aimer une femme sous prétexte qu'elle s'est fait mettre dans un parking... J'y peux rien...
— Mais moi, c'est pas pareil...
— Nan, c'est pire. Dans quel état tu reviens à chaque fois que tu la vois... C'est affreux. T'as le visage tout...
— Stop. J'ai pas envie d'en parler.
— OK, OK, juste un dernier truc. T'es pas obligée de l'aimer. C'est tout ce que j'ai à dire. Tu vas me répondre que je suis comme ça à cause de mon malus et t'aurais raison. Mais c'est justement parce que j'ai déjà parcouru ce chemin-là que je te le montre : on n'est pas obligé d'aimer ses parents quand ils se comportent comme des grosses merdes, c'est tout.
— ...
— T'es fâchée ?
— Non.
— Excuse-moi.
— ...
— T'as raison. Toi, c'est pas pareil... Elle s'est toujours occupée de toi quand même... Mais elle ne doit pas t'empêcher de voir ta sœur si tu en as une... Franchement, elle ne vaut pas ce sacrifice-là...
— Non...
— Non.
6
Le lendemain, Camille jardina selon les instructions de Paulette, Philibert s'installa au fond du jardin pour écrire et Franck leur prépara une salade délicieuse.
Après le café, c'est lui qui s'endormit sur la chaise longue. Ouh, qu'il avait mal au dos...
Il allait commander un matelas pour la prochaine fois. Pas deux nuits comme ça... Oh non... La vie était bonne fille mais ce n'était pas la peine de prendre des risques idiots... Oh non...
Ils revinrent tous les week-ends. Avec ou sans Philibert. Plutôt avec.
Camille — elle le savait depuis toujours — était en train de devenir une pro du jardinage.
Paulette calmait ses ardeurs :
- Non. On ne peut pas planter ça ! Rappelle-toi qu'on ne vient qu'une fois par semaine. Il nous faut du costaud, du vivace... Des lupins si tu veux, des phlox, des cosmos... C'est très joli, ça, les cosmos... Tout légers... Ça te plairait, tiens...
Et Franck, par l'intermédiaire du beau-frère du collèguee de la sœur du gros Titi, se dégota une vieille moto pour aller au marché ou dire bonjour à René...
Il avait donc tenu trente-deux jours sans bécane et se demandait encore comment il avait fait...
Elle était vieille, elle était moche mais elle pétaradait du tonnerre :
— Écoutez-moi ça, leur criait-il depuis l'appentis où il échouait quand il n'était pas en cuisine, écoutez-moi cette merveille !
Tous levèrent mollement la tête de leurs semis ou de leur livre.
« Pêêêêt pet pet pet pet »
— Alors ? C'est dingue non ? On dirait une Harley !
Mouaif... Ils retournèrent à leurs distractions sans se fendre du moindre commentaire...
— Pff... Vous comprenez rien...
— Qui c'est ça, Ariette ? demanda Paulette à Camille.
— Ariette Davidson... Une super chanteuse...
— Connais pas.
Philibert inventa un jeu pour les trajets. Chacun devait apprendre quelque chose aux autres dans l'idée de transmettre un savoir.
Philibert aurait été un excellent professeur...
Un jour, Paulette leur raconta comment prendre des hannetons :
— Au matin, quand ils sont encore engourdis par la froideur de la nuit et qu'ils sont immobiles sur leurs feuilles, on secoue les arbres où ils se tiennent, on remue les branches avec une gaule et on les recueille sur une toile. On les pilonne, on les recouvre de chaux et on les met dans une fosse, ça fait du très bon compost azoté... Et ne pas oublier de se couvrir la tête !
Un autre jour, Franck leur découpa un veau :
— Bon, les morceaux de première catégorie d'abord : la noix, la sous-noix, la noix pâtissière, la culotte, la longe, le filet mignon, le carré couvert, c'est-à-dire les cinq côtes premières et les trois côtes secondes, le carré découvert et l'épaule. De deuxième catégorie à présent : la poitrine, les tendrons et le flanchet. De troisième catégorie enfin : la crosse, le jarret et... Ah, putain, y m'en manque un...
Philibert, lui, donnait des cours de rattrapage à ces mécréants qui ne savaient rien d'Henri IV à part sa poule au pot, son Ravaillac et sa célèbre bite dont il ignoroit qu'elle ne fut point un os...
— Henri IV est né à Pau en 1553 et est mort à Paris en 1610. Il est le fils d'Antoine de Bourbon et de Jeanne d'Albret. Une de mes lointaines cousines entre parenthèses. En 1572, il épouse la fille d'Henri II, Marguerite de Valois, une cousine de ma mère, elle. Chef du parti calviniste, il abjurera le protestantisme pour échapper à la Saint-Barthélémy. En 1594, il se fait sacrer à Chartres et entre dans Paris. Par l'édit de Nantes en 1598, il rétablit la paix religieuse. Il était très populaire. Je vous passe toutes ses batailles, vous vous en fichez bien, j'imagine... Mais il est important de se souvenir qu'il fut entouré, entre autres, de deux grands hommes : Maximilien de Béthune, duc de Sully, qui assainit les finances du pays et Olivier de Serres qui fut une bénédiction pour l'agriculture de l'époque...
Camille, elle, ne voulait rien raconter.
— Je ne sais rien, disait-elle, et ce que je crois, je n'en suis pas sûre...
— Parle-nous de peintres ! l'encouragèrent-ils. De mouvements, de périodes, de tableaux célèbres, ou même de ton matos si tu veux !