Il acquiesça.
La porte du four s'ouvrit, le cercueil roula, la porte se referma et... Pfffouuuff...
Paulette se consuma une dernière fois en écoutant son crooner adoré.
... Et s'en alla... clopin... clopant... dans le soleil... Et dans... le vent...
Et l'on s'embrassa. Les vieilles rappelèrent à Franck combien elles l'aimaient sa grand-mère. Et il leur souriait. Et il se broyait les molaires pour ne pas pleurer.
Les bonnes gens se dispersèrent. Le monsieur lui fit signer des papiers et un autre lui tendit une petite boîte noire.
Très belle. Très chic.
Qui brillait sous le faux lustre à intensité variable.
A gerber.
Yvonne les invita à prendre un petit remontant.
— Non merci.
— Sûr?
— Sûr, répondit Franck en s'agrippant à son bras.
Et ils se retrouvèrent dans la rue.
Tout seuls.
Tous les deux.
Une dame d'une cinquantaine d'années les aborda.
Elle leur demanda de venir chez elle.
Ils la suivirent en voiture.
Ils auraient suivi n'importe qui.
17
Elle leur prépara un thé et sortit un quatre-quarts du four.
Elle se présenta. Elle était la fille de Jeanne Louvel.
Il ne voyait pas.
— C'est normal. Quand je suis venue habiter la maison de ma mère, vous étiez parti depuis longtemps déjà...
Elle les laissa boire et manger tranquillement.
Camille alla fumer dans le jardin. Ses mains tremblaient.
Quand elle revint s'asseoir avec eux, leur hôte alla chercher une grosse boîte.
— Attendez, attendez. Je vais vous la retrouver... Ah ! La voilà ! Tenez...
C'était une toute petite photo crantée crème avec une signature chichiteuse en bas à droite.
Deux jeunes femmes. Celle de droite riait en fixant l'appareil et celle de gauche baissait les yeux sous un chapeau noir.
Toutes les deux chauves.
— Vous la reconnaissez ?
— Pardon ?
— Là... C'est votre grand-mère.
— Là?
— Oui. Et à côté c'est ma tante Lucienne... La sœur aînée de ma mère...
Franck tendit la photo à Camille.
— Ma tante était institutrice. On disait que c'était la plus jolie fille du pays... On disait aussi qu'elle était bien bêcheuse, cette petite... Elle avait de l'instruction et avait refusé plusieurs fois sa main, alors oui, une drôle de petite bêcheuse... Le 3 juillet 1945, Rolande F., couturière de son état, déclare... Ma mère connaissait le procès-verbal par cœur... Je l'ai vue s'amuser, rire, plaisanter et même un certain jour avec eux (des officiers allemands) jouer à s'arroser en tenue de bain dans la cour de l'école.
Silence.
— Ils l'ont tondue ? finit par demander Camille.
— Oui. Ma mère m'a raconté qu'elle est restée prostrée pendant des jours et des jours et qu'un matin sa bonne amie Paulette Mauguin est venue la chercher. Elle s'était rasé la tête avec le coupe-chou de son père et riait devant leur porte. Elle l'a prise par la main et l'a forcée à l'accompagner en ville chez un photographe. « Allez, viens... lui disait-elle, ça nous fera un souvenir... Viens, je te dis ! Ne leur fais pas ce plaisir... Allez... Lève la tête, ma Lulu... Tu vaux mieux qu'eux, va... » Ma tante n'osa pas sortir sans chapeau et refusa de l'enlever chez le photographe, mais votre grand-mère... Regardez-moi ça... Cet air espiègle... Quel âge elle avait a l'époque ? Vingt ans ?
— Elle est de novembre 1921.
— Vingt-trois ans... Courageuse petite bonne femme, hein ? Tenez... Je vous la donne...
— Merci répondit Franck, la bouche toute tordue.
Une fois dans la rue, il se tourna vers elle et lui lança crânement :
— C'était quelqu'un ma mémé, hein ?
Et il se mit à pleurer.
Enfin.
— Ma petite vieille... sanglotait-il. Ma petite vieille à moi... La seule que j'avais au monde...
Camille se figea soudain et retourna chercher l'urne en courant.
Il dormit dans le canapé et se leva très tôt le lendemain.
Depuis la fenêtre de sa chambre, Camille le vit disperser une poudre très fine au-dessus des pavots et des pois de senteur...
Elle n'osa pas sortir tout de suite et quand, enfin, elle se décida à lui apporter un bol de café brûlant, elle entendit le vrombissement de sa moto qui s'éloignait.
Le bol se cassa et elle s'effondra sur la table de la cuisine.
18
Elle se releva plusieurs heures plus tard, se moucha, prit une douche froide et retourna à ses pots de peinture.
Elle avait commencé à repeindre cette putain de maison et elle finirait son boulot.
Elle se brancha sur la FM et passa les journées suivantes en haut d'une échelle.
Elle envoyait un texto à Franck toutes les deux heures environ pour lui raconter où elle en était :
09:13 Indochine, dessus buffet
11:37 Aïcha, Aïcha, écoute-moi, tour fenêtre
13:44 Souchon, clope jardin
16:12 Nougaro, plafond
19:00 infos, jambon beurre
10:15 Beach boys, s. de bains
11:55 Bénabar, c'est moi, c'est Nathalie, pas bougé
15:03 Sardou, rincé pinceaux
21:23 Daho, dodo
Il ne lui répondit qu'une seule fois :
01:16 silence
Voulait-il dire : fin du service, paix, calme, ou voulait-il dire : boucle-la ?
Dans le doute, elle éteignit son portable.
19
Camille ferma les volets, alla dire au revoir à... aux fleurs et caressa le chat en fermant les yeux.
Fin du mois de juillet.
Paris étouffait.
L'appartement était silencieux. C'était comme s'il les avait déjà chassés...
Hep, hep, hep, lui dit-elle, j'ai encore un truc à finir, moi...
Elle acheta un très beau cahier, colla sur la première page la charte idiote qu'ils avaient écrite un soir à La Coupole puis rassembla tous ses dessins, ses plans, ses croquis, etc. pour se souvenir de tout ce qu'ils laissaient derrière eux et qui allait disparaître du même coup...
Il y avait de quoi faire dix cages à lapins de luxe dans ce gros navire...
Ensuite seulement elle s'occuperait de vider la pièce d'à côté.
Ensuite...
Quand les épingles à cheveux et le tube de Polident seraient morts eux aussi...
En triant ses dessins, elle mit de côté les portraits de son amie.
Jusqu'à présent, elle n'était pas très emballée par cette idée d'expo mais à présent, si. À présent, c'était devenu son idée fixe : la faire vivre encore. Penser à elle, parler d'elle, montrer son visage, son dos, son cou, ses mains... Elle regrettait de ne pas l'avoir enregistrée quand elle racontait ses souvenirs d'enfance par exemple... Ou son grand amour.
« Ça reste entre nous, hein ?
— Oui oui...
— Eh bien, il s'appelait Jean-Baptiste... C'est beau comme prénom tu ne trouves pas ? Moi si j'avais eu un fils, je l'aurais appelé Jean-Baptiste... »
Pour le moment, elle entendait encore le son de sa voix mais... Jusqu'à quand ?
Comme elle avait pris l'habitude de bricoler en écoutant de la musique en boîte, elle alla dans la chambre de Franck pour lui emprunter sa chaîne.
Elle ne la trouva pas.
Et pour cause.
Il n'y avait plus rien.
Sauf trois cartons empilés le long du mur.
Elle posa sa tête sur le battant de la porte et le parquet se transforma en sables mouvants...
Oh, non... Pas lui... Pas lui aussi...
Elle se mordait les poings.
Oh, non... Ça recommençait... Elle était encore en train de perdre tout le monde...
Oh, non, putain...
Oh, non...
Elle claqua la porte et courut jusqu'au restaurant.
— Franck est là ? demanda-t-elle essoufflée.
— Franck ? Nan, je crois pas, lui répondit un grand mou mollement.
Elle était en train de se pincer le nez pour ne pas pleurer.
— Il... Il ne travaille plus ici ?
— Nan...
Elle lâcha son nez et...
— Enfin plus à partir de c'soir... Ah ben... Le vlà justement !
Il remontait des vestiaires avec tout son linge plié en boule.