— Tiens, tiens... fit-il en la voyant, revoilà notre belle jardinière...
Elle pleurait.
— Qu'est-ce qu'y a ?
— Je croyais que t'étais parti...
— Demain.
— Quoi ?
— Je pars demain.
— Où?
— En Angleterre.
— Pour... pourquoi ?
— D'abord pour prendre des vacances et ensuite pour bosser... Mon chef m'a trouvé une super place...
— Tu vas nourrir la reine ? essaya-t-elle de sourire.
— Nan, mieux que ça... Chef de partie au Westminster...
— Ah?
— Le top du top.
— Ah...
— Ça va, toi ?
- ...
— Allez, viens prendre un verre... On va pas se quitter comme ça quand même...
20
— À l'intérieur ou en terrasse ?
— À l'intérieur...
Il la regarda, dépité :
— T'as déjà reperdu tous les kilos que je t'avais donnés...
— Pourquoi tu pars ?
— Parce que, je te dis... C'est une super promotion et puis euh... Ben voilà, quoi... J'ai pas les moyens d'habiter Paris, moi... Tu me diras, je pourrais toujours vendre la maison de Paulette mais je peux pas...
— Je comprends...
— Nan, nan, c'est pas ça... Pour les souvenirs que j'y laisse... euh... Nan, c'est juste que... Elle est pas à moi, cette baraque.
— Elle appartient à ta mère ?
— Non. À toi.
- ...
— Les dernières volontés de Paulette... ajouta-t-il en sortant une lettre de son portefeuille. Tiens... Tu peux la lire...
Mon petit Franck,
Ne regarde pas mon écriture de souillon, je n'y vois plus rien.
Mais je vois bien que cette petite Camille aime beaucoup mon jardin et c'est la raison pour laquelle j'aimerais bien le lui léguer si tu n'y vois pas d'inconvénients...
Fais bien attention à toi et à elle, si tu peux.
Je t'embrasse bien fort,
Mémé
— Tu l'as reçue quand ?
— Quelques jours avant que... qu'elle s'en aille... Je l'ai eue le jour où Philou m'a annoncé la vente de l'ap-part... Elle... Elle a compris que... Que c'était la merde, quoi...
Houfff... Ça tirait méchamment sur le collier étran-gleur, là...
Heureusement un serveur arrivait :
— Monsieur ?
— Un Perrier citron, s'il vous plaît...
— Et la demoiselle ?
— Cognac... Double...
— Elle parle du jardin, pas de la maison...
— Ouais... Euh... On va pas chipoter, hein ?
— Tu vas partir ?
— Je viens de te le dire. J'ai déjà mon billet...
— Tu pars quand ?
— Demain soir...
— Pardon ?
— Je croyais que t'en avais marre de bosser pour les autres...
— Bien sûr que j'en ai marre mais qu'est-ce que tu veux que je fasse d'autre ?
Camille farfouilla dans son sac et sortit son carnet.
— Nan, nan, c'est fini, ça... se défendit-il en croisant ses mains devant son visage. Je suis plus là, je te dis...
Elle tournait les pages.
— Regarde... dit-elle, en le tournant vers lui.
— C'est quoi cette liste ?
— C'est tous les endroits qu'on a repérés, Paulette et moi, pendant nos promenades...
— Les endroits de quoi ?
— Les endroits vides où tu pourrais monter ton affaire... C'est pensé tu sais... Avant de noter les adresses, on en a vachement discuté toutes les deux ! Ceux qui sont soulignés ce sont les mieux... Celui-là là surtout, ce serait super... Une petite place derrière le Panthéon... Un ancien café tout bien dans son jus, je suis sûr que ça te plairait...
Elle goba la fin de son cognac.
— Tu délires complètement... Tu sais combien ça coûte d'ouvrir un resto ?
— Non.
— Tu délires complètement... Bon, allez... Faut que j'aille finir de ranger mes affaires... Je dîne chez Philou et Suzy ce soir, tu viens ?
Elle lui attrapa le bras pour l'empêcher de se relever.
— J'en ai de l'argent, moi...
— Toi ? Tu vis toujours comme une mendigote !
— Oui parce que je veux pas y toucher... Je ne l'aime pas ce blé-là, mais à toi, je veux bien le donner...
- ...
— Tu te souviens quand je t'ai dit que mon père était assureur et qu'il était mort d'un... d'un accident du travail, tu te souviens ?
— Oui.
— Bon, ben, il a bien fait les choses... Comme il savait qu'il allait m'abandonner, au moins il a pensé à me blinder...
— Je comprends pas.
— Assurance-vie... À mon nom...
— Et pourquoi tu... Pourquoi tu t'es jamais acheté une paire de pompes convenable alors ?
— Parce que je te dis... J'en veux pas de ce fric. Y pue la charogne. Moi, c'est mon papa vivant que je voulais. Pas ça.
— Combien ?
— Assez pour qu'un banquier te fasse des risettes et te propose un bon crédit, je pense...
Elle avait repris son carnet.
— Attends, je crois que je l'ai dessiné quelque part...
Il lui arracha des mains.
— Arrête, Camille... Arrête avec ça. Arrête de te cacher derrière ce putain de carnet. Arrête... Juste une fois, je t'en supplie... Elle regardait le comptoir.
— Hé ! Je te parle, là !
Elle regarda son tee-shirt.
— Nan, moi. Regarde-moi.
Elle le regarda.
— Pourquoi tu me dis pas simplement : « J'ai pas envie que tu partes » ? Je suis comme toi, moi... J'en ai rien à foutre de ce fric si c'est pour le dépenser tout seul... Je... Je sais pas, merde... « J'ai pas envie que tu partes », c'est pas dur à dire comme phrase, si ?
— Jetelaidjaahdi.
— Quoi ?
— Je te l'ai déjà dit...
— Quand ?
— Le soir du 31 décembre...
— Ouais mais ça, ça compte pas... C'était par rapport à Philou...
Silence.
— Camille ?
Il articula distinctement :
— J'ai... pas... envie... que... tu... par... teu.
— J'ai...
— C'est bien, continue... Pas...
— J'ai peur.
— Peur de quoi ?
— Peur de toi, peur de moi, peur de tout.
Il soupira.
Et soupira encore.
— Regarde. Fais comme moi.
Il prenait des poses de body-builder en plein concours de beauté.
— Serre tes poings, arrondis ton dos, plie tes bras, croise-les et ramène-les sous ton menton... Comme ça...
— Pourquoi ? s'étonnait-elle.
— Parce que... Y faut que tu la fasses craquer cette peau qu'est trop petite pour toi, là... Regarde... T'étouffes là-dedans... Y faut que tu t'en sortes maintenant... Vas-y... Je veux entendre la couture qui craque dans ton dos...
Elle souriait.
— Putain, nan... Garde-le ton sourire à la noix... J'en veux pas... C'est pas ça que je te demande ! Moi je te demande de vivre, merde ! Pas de me sourire ! Y a les bonnes femmes de la météo pour ça... Bon, j'y vais sinon je vais encore m'énerver... Allez, à c'soir...
21
Camille se creusa un terrier au milieu des cinquante mille coussins bariolés de Suzy, ne toucha pas à son assiette et but suffisamment pour rire aux bons endroits.
Même sans diapos, ils eurent droit à une séance de Connaissance du monde...
— Aragon ou Castille, précisait Philibert.
— ... sont les mamelles du destin ! répétait-elle à chaque photo.
Elle était gaite.
Triste et gaite.
Franck les quitta assez vite car il allait enterrer sa vie de Français avec ses collègues.
Quand Camille réussit à se lever enfin, Philibert la raccompagna jusqu'au macadam.
— Ça va aller ?
— Oui.
— Tu veux que je t'appelle un taxi ?
— Non merci. J'ai envie de marcher.
— Eh bien... Bonne promenade, alors...
— Camille ?
— Oui.
Elle se retourna.
— Demain... Dix-sept heures quinze à la gare du Nord...
— Tu y seras ?
Il secoua la tête.
— Hélas, non... Je travaille...
— Camille ?
Elle se retourna encore.
— Toi... Vas-y pour moi... S'il te plaît...
22
— T'es venue secouer ton mouchoir ?