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Tout cela est néanmoins dans sa facture si compliqué, si tordu et si rebelle à toute analyse précise, que j’aurais poursuivi mes expériences de lecteur sans un événement à la fois extrêmement banal et très significatif qui, hier, est venu couper court à mes lectures. Peut-être pour longtemps.

Le soir tombait. J’étais assis derrière le dos de bronze de Gogol sur l’un des premiers bancs du boulevard Prétchistenski. Comme je refermais le petit volume blanc d’Arossev, je levai les yeux : juste devant moi, une toute petite fille jouait sur le sable du boulevard. À côté de la petite fille, s’étirait l’ombre large et noire d’un arbre : se traînant sur ses genoux dodus, la fillette cherchait à tracer le contour de la tache sombre, pas avec un crayon, mais avec une petite branche. Mais, le soir, l’ombre se déplace vite, et à peine l’enfant avait-elle dessiné son trait d’un bout à l’autre que l’ombre avait progressé, échappant au contour soigneusement dessiné sur le sable. La bonne tirait depuis longtemps la fillette par la main en lui disant qu’il était temps de rentrer. Mais nous étions tous deux si captivés, l’enfant par le mouvement de l’ombre, et moi-même, je l’avoue, par mon occupation d’observateur et pour ainsi dire de lecteur, que lorsque la bonne parvint enfin à l’entraîner, j’éprouvai comme un sentiment de dépit.

C’est alors que je compris le petit volume blanc que j’avais entre les mains : comme ses semblables, il ne sait qu’encercler les ombres fuyantes. Rien de plus. Mais l’ombre sans la chose, l’existant séparé de l’existence sont stériles et illusoires. Car existence, c’est existant plus ce ; et le ce n’apporte pas grand-chose. Et puisqu’on a abstrait l’ombre de la chose et l’existant de l’existence, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ? Du mot existence n’écoutons que la désinence, et dans le ce entendons un si : le conditionnel pur, le libre jeu de l’imagination si chers à Alexandre Grine. Telle est la première manière de sortir du monde des ombres – vers le monde du romanesque et du fantastique. Ou bien envisageons une existence qui contiendrait l’existant comme sa partie intégrante. C’est là la seconde manière de quitter le « royaume des ombres » : on pourrait dire que seul Andreï Biély la connaît.

Mais pardonnez-moi cette algèbre peut-être inintelligible. Il est temps de finir. Mes huit mètres carrés sont maintenant une véritable fournaise. J’étouffe. Il faudrait sortir… Mais où ? Et chez qui ?

Septième lettre

Je suis très pris en ce moment : je cherche Moscou sur les rayons des bibliothèques. Je n’ai pu me passer de la boîte à malices du très savant et très aimable Piotr Mikhaïlovitch Miller, remplie de fiches rectangulaires : quelque fiche que vous preniez, chacune porte un seul et même mot : Moscou. Voici trois semaines que je travaille dans la grande salle du premier étage du Musée historique et que je secoue la poussière des vieux livres sur Moscou. Vous demanderez sans doute ce que je trouve sous la poussière : des cendres.

En effet, nous vivons sur quarante cendres, nous marchons sur quarante cendres12.

Je n’ai pas encore terminé mon travail, mais je puis déjà affirmer que c’est un cierge de quatre sous qui a habillé Moscou de briques et de pierres. Avec une opiniâtreté qui, elle, vaut bien son pesant d’or, il n’a eu de cesse d’incendier Moscou année après année, jusqu’à ce que celle-ci se protège dans la pierre. L’histoire de ces quatre sous ravageurs, de ces pauvres petits bouts de chandelles qui balayaient régulièrement de la terre le travail accumulé par des centaines de milliers de personnes peut se résumer dans la sécheresse de quelques chiffres. Les anciens actes officiels, certaines chroniques plus anciennes encore, des mémoires récents et les comptes rendus – cette fois tout à fait récents – du Tribunal de police, fournissent une statistique incomplète mais suffisamment éloquente. Je ne donnerai qu’une poignée de chiffres. En 1389, l’incendie de la Toussaint ; auparavant déjà, un incendie en 1354 ; en 1451, les Tatars brûlent presque complètement le Kremlin et le Quartier des marchands ; puis une succession d’incendies : 1442, 1475, 1481, 1486 ; à la fin du XVIe siècle, Moscou brûle en 1572 et 1591 puis, au XVIIe, en 1626, 1629, 1648, 1668 ; plus tard encore, en 1701, 1709, 1737, 1748, 1754, et ainsi de suite. Et je ne mentionne que les « grands » incendies, qui ravageaient un quart, un tiers et jusqu’à la moitié des bâtiments, habités ou non. Certains sinistres ont même reçu des noms propres : incendie de la Toussaint, de la Trinité, de la Pentecôte, etc. Au fil des siècles, le cierge de quatre sous refuse de s’assagir et poursuit son œuvre : il ravive sournoisement l’incendie près de l’autel d’une petite chapelle, il gagne de proche en proche par les couloirs et les galeries, lance ses brandons de toit en toit, enjambe de sa langue de feu les murailles de pierre du Kremlin, monte jusqu’aux coupoles des tours et des clochers, jetant à bas les cloches dans le mugissement de la foule et les coups du tocsin. Puis les cendres qui refroidissent et, dans une agitation de fourmi, les maisons que l’on reconstruit pour cinq ou six ans. Puisque cinq ou six ans après, le cierge de quatre sous se remet à la tâche.

Le cierge brûle à petit feu dans les noms des carrefours, des rues, des quartiers et des places : l’incendie (ancien nom de la Place Rouge), le Marais-Brûlé (où s’élève aujourd’hui le monastère Pétrovski), le Grand-Feu (ainsi appelait-on parfois au XVIIe siècle le quartier des Marchands, Kitaï-Gorod), la Rue-au-Feu (aujourd’hui perdue parmi les nouveaux noms), la Brûlerie, etc. Comme vous le voyez, le cierge s’exprime de manière assez monotone.

Tout brûle : en 1571, le palais de l’Opritchina ; en 1848, le manuscrit des Âmes mortes. Les habitants de l’ancienne Moscou sont des victimes professionnelles du feu ; ils vivent d’un incendie à l’autre ; ils construisent moins pour leur agrément que pour celui de l’éternel cierge de quatre sous. C’est pourquoi la façon même de construire et jusqu’à la manière de vivre dans ces maisons d’un jour ne correspondent pas à la possibilité d’y habiter, mais à leur totale disponibilité à être détruites par le feu : de sorte que les maisons et les choses quelles contiennent puissent à chaque instant, sans opposer de résistance, être réduites en cendres. Au XVIe siècle par exemple, les habitants du quartier marchand de Moscou allaient jusqu’à appeler leur maison Planche-en-l’air ou encore Tête-en-l’air. Inutile de réfléchir longuement et péniblement sur les formes architecturales, inutile de renforcer les murs et de creuser de solides fondations : de toute manière, c’est le cierge de quatre sous qui aura le dernier mot. « Presque chaque année, écrit le voyageur étranger Johann Georg Korb (1698), les fêtes les plus importantes s’accompagnent à Moscou d’incendies qui causent au peuple les plus graves dommages. Ils se déclarent presque toujours la nuit et réduisent parfois en cendres plusieurs centaines de maisons de bois. Lors du dernier incendie, qui détruisit six cents maisons sur les bords de la Néglinna, quelques Allemands accoururent pour éteindre le feu, mais ils furent roués de coups puis jetés dans les flammes » (page 57). Par la suite, P. Chérémétev acquit à juste titre la réputation de gardien des traditions moscovites en régalant les invités de sa villa des environs de Moscou d’« incendies dessinés », véritables œuvres d’art disposées çà et là dans le jardin. Alors même que Moscou commençait à troquer l’habit de bois pour celui de pierre, Catherine II écrivait à Voltaire : « Dans aucun État d’Europe on ne construit avec autant de hâte qu’en Russie » (elle voulait dire « à Moscou » ; t. II, Moscou, 1803, p. 26). Mais voilà ce qui arrivait parfois. Sur la cendre, on construisait des planches-en-l’air ; dans les planches-en-l’air, des têtes-en-l’air vivaient dans l’angoisse et la promiscuité, dans l’attente des nouveaux malheurs et des éternels déménagements ; mais – pour une raison ou pour une autre – le cierge de quatre sous tardait à venir : on attendait l’incendie, mais il ne se déclarait pas. Les maisons construites à la hâte pour durer cinq ou six ans s’affaissaient, se lézardaient, et, tout de guingois, attendaient impatiemment l’incendie – qui tardait toujours ; et la vie déviait de son cours, déconcertée, désemparée.