— Bonjour à toutes et à tous, entonne-t-il, et bienvenue pour ce moment très particulier puisque nous avons la chance de célébrer ensemble le demi-siècle de notre établissement…
Il commence à remercier une liste interminable de gens, de l’académie, de la région, des enseignants, des officiels de la ville. Il est solennel, mais semble aussi ému. Le plus surprenant, c’est qu’il a l’air sincère. Comment peut-il prendre son discours au sérieux ? Est-ce qu’un jour nous sortirons nous aussi des trucs dans ce genre-là avec la même conviction ? Comment est-ce possible ? Il a peut-être l’âge de mes parents, mais il a dû lui aussi être jeune. Que lui est-il arrivé pour qu’il devienne cet homme-là, avec son beau costume, ses gestes empesés et son vocabulaire digne d’un mode d’emploi de micro-ondes mal traduit de l’allemand ? Il a dû se faire kidnapper par des extraterrestres qui lui ont lavé le cerveau avant de le reprogrammer. Depuis, il fait lui aussi partie de la vaste conspiration qui vise à nous faire croire que nous naissons sur cette terre uniquement dans le but de cotiser pour les retraites des autres.
Lorsque son discours s’arrête enfin, quelques applaudissements venus du secteur où les profs et le personnel se sont regroupés accompagnent son départ de la scène. Les choses sérieuses peuvent enfin reprendre. En quelques instants, le groupe réussit à regonfler l’ambiance, et tout le monde danse à nouveau. J’aperçois un garçon qui fait un baisemain à Inès et enchaîne avec une révérence. Elle sourit. Je suis contente pour elle. Ils se mettent à danser. Les larges cerceaux de sa robe ne le gênent pas du tout pour la serrer contre lui. Le volume de la musique monte encore d’un cran. Il n’est désormais plus possible de se parler : les hostilités sont lancées pour de bon.
La foule se divise en deux, ceux qui se déchaînent sur la piste et ceux qui battent en retraite sur les bords pour leur laisser la place. Pour ma part, je me suis réfugiée contre un pilier. C’est Léo qui m’a appris le truc : en cas de danger pouvant résulter d’une explosion ou d’un mouvement de foule incontrôlé, il vaut toujours mieux être placé près des structures parce que c’est ce qui résiste le mieux. Je m’appuie donc et je regarde. Léa se précipite vers moi, déjà essoufflée. Elle hurle pour que je l’entende :
— Viens avec nous !
Je lui fais non de la tête.
— Ne fais pas ta rabat-joie !
Je campe sur mes positions. Elle hausse gentiment les épaules, me fait un petit signe comme les enfants qui disent au revoir, et retourne se fondre dans la masse. Je crois qu’elle danse avec Axel…
Les morceaux s’enchaînent et je ne bouge pas. Au maximum, je bats la mesure du pied. Si je suis honnête, j’ai parfois aussi un peu le corps qui oscille en rythme, mais c’est bien malgré moi. Je regarde ceux que je connais s’amuser. De temps en temps, un de mes camarades vient tenter de m’entraîner, mais rien n’y fait. Me contenter de regarder ne me pose aucun problème. J’apprécie cela, et ça me fait moins peur que de participer. De temps en temps, j’aimerais avoir le courage ou l’inconséquence de ceux qui osent s’exhiber en se lâchant. Mais je crois que ce ne sera pas possible pour moi dans cette vie-là. Quand je me serai réincarnée en poule, en suricate ou en Mlle Mauretta sur sa photo d’anniversaire, alors je renaîtrai et je serai capable de tout. J’aurai perdu tout sens du ridicule et abdiqué toute pudeur. Mais en attendant, je reste près de mon pilier, les yeux grands ouverts, comme Flocon devant le jardin enneigé. Pourtant, si Axel venait me chercher, peut-être que je me laisserais convaincre… Mais il est désormais de l’autre côté, en train de discuter avec Léo et Louis. Léa vient régulièrement me tenir compagnie et me raconter ce qui se passe sur la piste.
— Ça y est, je crois qu’Eva et Adrien sont ensemble ! Tu devrais les voir, c’est chaud ! Il faut dire qu’avec un groupe pareil et le slow qu’ils nous ont servi tout à l’heure, t’as envie de tomber amoureuse. Tu ne trouves pas qu’ils jouent bien ?
— Si, c’est même impressionnant. Si tu fermes les yeux, tu peux te croire à une soirée très classe, sur les collines de Hollywood, au bord d’une piscine, le visage chauffé par les derniers rayons du soleil qui s’effondre dans le Pacifique.
— Tu crois que ça sent la cantine, sur les collines de L.A. ?
On éclate de rire, et elle repart danser. Je la trouve jolie. Elle n’est sans doute pas aussi sexy que Vanessa ou Émilie, mais elle a du charme. Elle deviendra sûrement une très belle femme, comme Mme Holm, notre prof de SVT, avec beaucoup d’allure.
La fête bat son plein. On a tous oublié pourquoi on est là, mais tout le monde s’éclate. Je ne vois plus Axel. Au beau milieu d’un morceau, un solo de saxo monte dans une maîtrise époustouflante, et même les danseurs les plus acharnés tournent la tête vers la scène pour voir qui joue aussi bien. C’est M. Caron, notre prof d’histoire-géo de l’année dernière. Il doit être un peu plus jeune que mes parents. Il joue les yeux fermés. Ses doigts courent sur l’instrument avec une virtuosité qui force l’admiration. Tout le monde est surpris de découvrir qu’un prof est capable de jouer ainsi. La moitié des filles de ses classes vont tomber amoureuses de lui. Bouche bée, je l’écoute et le regarde, fascinée. Quelqu’un me dit :
— Il joue fabuleusement bien, non ?
Je réponds sans regarder qui me parle :
— Tu m’étonnes…
— Pourtant, il prend un risque énorme.
— Le morceau est super difficile, mais il assure…
— Ce n’est pas le morceau qui est risqué, c’est de le jouer devant les élèves…
Je tourne la tête pour voir qui vient de dire cela, et je tombe nez à nez avec M. Rossi, notre prof d’éco. J’ai un violent mouvement de recul. Il sourit, ironique :
— Tu me trouves si monstrueux que ça ?
Je ne suis pas à l’aise. Peut-être parce qu’il n’y a plus de bureau pour nous séparer, peut-être parce que je nous croyais entre élèves et que je me demande ce qu’il fait là. Je réponds en bafouillant :
— Excusez-moi, je crois que je vous ai tutoyé…
— Un jour comme aujourd’hui, ça ne me pose pas de problème.
Il me désigne M. Caron, qui se donne toujours à fond sur la scène.
— Toi aussi, tu es impressionnée.
— Il y a de quoi. On ne s’imagine pas qu’un prof…
Je me mords les lèvres. M. Rossi sourit de plus belle :
— Vous nous figez dans notre fonction. C’est normal. Mais qu’est-ce que vous croyez ? Vous vous imaginez sérieusement que lorsque vous quittez le lycée, on s’immobilise derrière notre bureau en attendant que vous reveniez le lendemain matin ? Comme un parc d’attractions dont les automates seraient débranchés en attendant le retour des spectateurs. Tu imagines le tableau ? Si vous saviez… Il n’y a qu’à voir la tête de tes camarades lorsque j’en croise un au supermarché. Leur mâchoire se décroche à la simple idée qu’un prof puisse aussi faire ses courses, manger… Et je ne te raconte pas si j’ai du papier-toilette sur le dessus du caddie !
— Je préférerais vous découvrir en train de jouer de l’harmonica plutôt que de la cuvette…
Qu’est-ce que je viens de dire ? Je vire instantanément au rouge écarlate, mais il rigole. Ça ne doit pas être si grave que ça.
— Toi qui observes toujours, me demande-t-il, que penses-tu de l’idée de mélanger les profs et les élèves pour faire la fête ?
Je suis surprise que l’on se soit posé la même question. J’hésite à répondre. Il le voit bien.
— Tu peux me dire la vérité, Camille.