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— Ne te gave pas maintenant, lui dit maman. On ne va pas tarder à dîner.

— Pas de problème. Y aura toujours de la place. Il n’est pas encore inventé, le gâteau qui étanchera ma faim.

Je le reprends :

— Qui apaisera ta faim. C’est la soif qu’on étanche.

— Et c’est toi la tanche !

Il attrape une crêpe, qu’il replie et avale en une seule bouchée. Il en prend une autre, qu’il agite sous le nez du chien pour lui faire faire le beau. Zoltan s’exécute en bavant.

— Bon chien, bon chien !

Et les voilà partis tous les deux à se courser autour du canapé. Mon téléphone vibre. Je me précipite dessus. Axel ou Léa ?

Léa. Elle me remercie de mes messages. Elle vient de rentrer, elle est crevée, on s’appelle plus tard dans la soirée pour tout se raconter. Maman m’observe.

— Des nouvelles ? demande-t-elle.

— Léa est rentrée. On se parlera après le repas.

Maman sourit. Ça me rassure. Aussi loin que je me souvienne, chaque fois que je suis inquiète et que je la vois sourire, ça me rassure toujours.

La conversation avec Léa n’a pas duré longtemps. Je lui ai trouvé une voix fatiguée. Elle attend les résultats de ses examens, mais d’autres sont déjà programmés. Elle n’a pas vraiment su m’expliquer de quel genre exactement. Elle semble un peu perdue. Je lui ai raconté ce qui était arrivé à Axel. Elle n’a pas eu l’air de réagir à la mesure de l’événement et a posé peu de questions. Sans doute parce qu’elle est très préoccupée par sa propre santé. Peut-être aussi parce qu’elle regrette de ne pas avoir été celle qui était près d’Axel à ce moment-là. Je n’ai rien dit de ce que Louis m’avait confié. J’en ai presque mauvaise conscience. Je n’ai pas l’habitude de cacher ce que je sais à Léa. J’ai l’impression de la trahir. C’est la première fois.

16

Les oiseaux doivent savoir quelque chose que nous ignorons. Ce matin, avant même l’apparition des tout premiers rayons du soleil, ils chantaient déjà comme des malades en voletant partout. Ils sentent probablement le printemps arriver. L’air est encore froid, mais ce n’est plus l’hiver. En vélo, je file vers la maison de Léa. L’immeuble en démolition n’a plus ni toiture ni façade avant. Les planchers déchiquetés s’interrompent dans le vide et les vieux escaliers aux marches disloquées débouchent sur le ciel avec leurs rampes tordues. Le chef de chantier est toujours là, mais ce matin, il est de l’autre côté de la rue, assis sur un bidon. Il tient son visage dans ses mains et je crois qu’il pleure… Je ralentis.

— Monsieur, est-ce que ça va ?

Il ne répond pas. Je descends de vélo.

— Vous êtes blessé ? Vous voulez que j’aille chercher un de vos ouvriers ?

Il écarte ses mains. À ma grande surprise, je découvre un homme bien plus âgé que je ne l’avais pensé. Il porte des lunettes, et effectivement, il est en larmes.

— Ça va aller, petite, me dit-il d’une voix faible. Tu es bien mignonne de t’être arrêtée, mais ça va aller.

Une pelleteuse accroche la façade dans un grondement rocailleux, provoquant la chute d’une partie d’un mur. Je m’agenouille pour me placer à sa hauteur.

— Il ne faut pas rester ici, monsieur. Avec les engins, la poussière, les débris qui tombent, c’est dangereux.

Il plisse les yeux pour attraper mon regard. Je perçois un mélange d’incrédulité et de désarroi. Il relève le visage vers l’immeuble. Il est bouleversé.

— Ici, c’est chez moi ! me dit-il d’une voix presque véhémente.

Sa main tremblante me désigne les étages. Je commence à comprendre.

— Vous habitiez cet immeuble ?

— 3e gauche. Depuis bientôt cinquante-cinq ans. Ma femme et moi avons emménagé ici juste après notre mariage.

Il se redresse.

— C’est pour ça que vous êtes là tous les matins, depuis des semaines ?

— Je viens depuis notre expulsion. Un jour, à l’aube, la police est arrivée avec un huissier, et ils m’ont chassé comme un malpropre. Heureusement, ma femme n’était plus là…

J’ai peur de lui demander où elle est. Je redoute la réponse.

— Vous vous faites du mal en restant ici.

— Tout à l’heure, j’irai voir ma femme, mais les visites ne sont autorisées qu’à partir de 10 heures.

Il frissonne. Je vais être en retard chez Léa, mais je ne me vois pas le planter là.

— Où vivez-vous maintenant ? Ils ne vous ont pas jeté à la rue, tout de même ?

— Ils nous ont installés dans un foyer, au nord. Il faut prendre le bus. Même pour aller acheter un peu de pain et de jambon, il faut prendre le bus. Je n’ai pas eu le courage de le dire à ma femme. Tous les jours, elle croit que je rentre chez nous. La dernière chose qu’elle m’a dite quand les pompiers l’ont emmenée, c’est : « Promets-moi de me ramener ici pour mourir… » Et regardez ce qu’ils font à notre maison.

Il me désigne un endroit précis dans le bâtiment. Un mur au milieu duquel s’accroche encore une petite cheminée. Il n’y a plus de sol. La porte toute proche se balance dans le vide, et le papier peint à motifs rouges entrelacés est éventré.

— La première fois que l’on a fait du feu, on venait de s’installer. Le soir même, on a fêté ça. J’avais ramené une bouteille de champagne et Claudine avait préparé un bon repas. On regardait les flammes danser, on était enfin chez nous !

L’encadrement de la cheminée n’est plus d’aplomb, sans doute prêt à s’effondrer.

— Deux jours avant son malaise, Claudine faisait les poussières sur le dessus. Regardez-moi ça. Les huissiers m’ont laissé une heure pour ramasser nos souvenirs. Une vie dans une valise…

— Il ne faut pas rester ici, monsieur. Allez à l’hôpital. Même si vous devez attendre dans le hall qu’il soit 10 heures, ce sera moins douloureux que de voir ce spectacle.

— Les gars du chantier sont gentils. Ils me connaissent maintenant. Je vois bien qu’ils sont embêtés. Quand ils démolissent de notre côté, ils me font signe en s’excusant. Je sais bien que c’est leur boulot. Ils n’ont pas le choix. J’ignore si Claudine tiendra le coup quand elle apprendra ça. Elle est déjà si faible…

— Je suis désolée, monsieur, mais il va falloir que je vous laisse pour aller au lycée.

— Alors file, ma grande. Profite de la vie et ne t’ennuie pas avec ces histoires de vieux. Merci de t’être arrêtée.

Je n’ai pas envie de le quitter, mais il le faut. J’ai l’impression que si je m’en vais, je risque de le retrouver mort demain, et je m’en voudrais toute ma vie. Quand on lit des histoires pareilles dans les livres, on se dit d’abord que c’est lourd et plombant. On se dit que c’est bon pour un roman de Zola. Il aurait adoré. La misère et l’injustice ajoutées à la maladie. Dorian prendrait sans doute son air pincé pour dire que tout cela est terriblement banal et fait partie de la vie. N’empêche, c’est bien différent lorsque vous touchez ce genre d’histoire du doigt. Avant de remonter sur mon vélo, je prends les mains du petit monsieur et je les serre très fort. Je ne veux pas voir ses yeux, sinon je vais me mettre à pleurer avec lui et on finira tous les deux dans un roman de Dickens.

— Allez retrouver votre femme. Restez près d’elle. Il faudra finir par lui dire la vérité. Ne gardez pas ça pour vous. Si vous voulez, je repasse vous voir demain matin, ici même.

— Tu as autre chose à faire. Oublie-moi.

— Ça ne va pas être possible, monsieur. Je ne pourrai jamais oublier ce que vous venez de me confier. À demain.

En remontant sur mon vélo, j’ai jeté un dernier coup d’œil à la cheminée. J’imagine ce couple debout devant les flammes, heureux. Je n’ai aucun mal à me représenter la scène. Demain, il n’en restera rien. Mais le petit monsieur sera encore là et moi aussi. Enfin, je l’espère.