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Les hôtesses essaient de le calmer et la danse continue. Une petite fille s’approche et lui tend les bras pour le serrer. Monsieur Castor, réconcilié avec notre espèce depuis très peu de temps, cède de bon cœur à cet élan enfantin. Mais la petite est lourde, le costume aussi, et Monsieur Castor n’est pas équilibriste au cirque de Pékin…

Lorsque Monsieur Castor s’est vautré comme un yaourt explosé, le temps s’est suspendu dans le restaurant. Et puis, très vite, un premier enfant s’est rué sur lui pour chahuter, et les autres ont suivi. Les hôtesses ont bien tenté de les éloigner, mais il aurait fallu un camion anti-émeute équipé de jets d’eau puissants et de grenades lacrymogènes. On savait que Monsieur Castor n’avait pas le droit de prononcer un mot pour ne pas briser la magie, mais il n’était pas précisé dans son contrat qu’il lui était interdit de hurler de douleur. Au milieu des cris d’enfants, dans le vacarme de l’insupportable petite musique qui continuait malgré le lynchage qui se déroulait devant le comptoir et entre les ordres de plus en plus secs des jeunes filles, on entendait Quentin qui appelait au secours. On s’est levées pour aider notre ami, mais on n’a pas réussi à écarter les enfants. On est juste parvenues à les contenir pendant que les hôtesses traînaient Monsieur Castor, incapable de se relever, jusque dans la réserve en le tirant par les pattes de devant. Je vous en supplie, dites-moi que nous n’avons pas été comme ces petits monstres…

20

On a désormais deux prostrés dans la classe : Tibor et Quentin. Et vu leur tête, ils doivent pouvoir concourir à la grande finale régionale avec un bon espoir de remporter la coupe. Ils ont beau l’être pour des raisons différentes, certains symptômes sont identiques : mine abattue, peur de la musique, peur des enfants et des porte-parapluies. Le cours de M. Rossi se termine dans moins de cinq minutes. Il demande à la cantonade :

— Savez-vous comment le premier fabricant mondial de dentifrice a fait pour augmenter ses ventes et ses profits de 30 % à la fin des années soixante ?

— Il a fait de la pub !

— Sa solution n’en nécessitait pas et coûtait beaucoup moins cher.

— Il a convaincu les gens de se brosser les dents ?

— Bonne idée, mais les gouvernements finançaient déjà des campagnes de sensibilisation à l’hygiène bucco-dentaire.

— Il a offert des cadeaux avec ses produits ?

— Pas stupide du tout, mais cela aurait alourdi les coûts et entamé les bénéfices.

— Il a lancé l’idée de se laver les dents trois fois par jour ?

— Bien vu, mais l’idée n’est venue que dans les années quatre-vingt.

— Alors dites-nous ! clame la moitié de la classe.

— Qu’il est bon de sentir en vous cette soif de savoir !

Il savoure l’instant, soigne son effet avec roulements de tambours :

— Il a simplement augmenté d’un tiers le diamètre de la bouche des tubes. En accomplissant exactement le même geste, les consommateurs déposaient 30 % de produit en plus sur leur brosse et les tubes se vidaient plus vite…

Tout le monde sourit de ce bon coup et salue la performance. La sonnerie retentit. M. Rossi conclut :

— Notez quand même que ce brillant stratagème est tout à l’avantage de ceux qui vendent, mais il se fait aux dépens de ceux qui achètent. Akshan Palany dirait que ce marchand de dentifrice a trahi sa mission. Il abuse ceux qu’il est censé servir. Que cette petite anecdote vous serve de leçon : soyez toujours vigilants. Demandez-vous pourquoi les entreprises ou les gens font les choses. Est-ce dans leur intérêt ou le vôtre ? Dans un autre registre, n’oubliez pas de revoir les principes des taux de change monnaie/matière, vous avez un contrôle jeudi.

Au moment où je m’apprête à passer la porte, il m’appelle :

— Camille, s’il te plaît.

Léa me fait signe qu’elle m’attend dans le couloir.

— Oui, monsieur Rossi ?

— Tu es certainement au courant de cette histoire de lavage de voitures. Plusieurs élèves de la classe semblent s’adonner à cette activité les jours de marché…

— Ils pourraient mieux vous répondre que moi.

— Pas sur ma question suivante. Que se passe-t-il ? On vous entend parler de petits boulots pour récolter de l’argent. Vous avez un projet pour les vacances ?

— On aimerait mieux, mais ce n’est pas ça. On récolte des fonds pour aider Axel, qui a eu un problème. Si vous pouviez éviter de l’ébruiter…

— J’ai entendu parler de son histoire avec les gendarmes. C’est une belle réaction que vous avez là.

— Il le mérite.

— Combien êtes-vous à participer ?

Je compte mentalement avant de répondre :

— Douze.

— Bon courage à vous. Je viendrai faire laver ma voiture pour vous soutenir.

— On fait aussi du baby-sitting. Et Antoine et Louis proposent de s’occuper de l’entretien des jardins.

— La saison n’est pas idéale.

— Tibor offre aussi de promener les chiens des gens. Matin et soir.

— Je ne sais pas si je confierais mon chien à Tibor…

— Et pour le baby-sitting ?

— Je ne suis pas client, faute de matière première.

Avec les beaux jours qui reviennent, nous sommes quelques-uns à profiter des pauses pour sortir prendre le soleil. Le retour de la lumière redonne de l’énergie à tout le monde. Je n’arrête pas de penser au petit monsieur de l’immeuble démoli. Chaque matin, lorsque je débouche de la rue qui donne dans le quartier de la gare, j’espère l’apercevoir. Je ne l’ai pas revu et je suis inquiète. J’ai bien songé à le rechercher par le biais de sa femme hospitalisée, mais je ne connais pas son nom et au standard du centre hospitalier, ils m’ont dit que l’adresse n’était pas suffisante. Il y a deux jours, je suis même allée voir les ouvriers du chantier pour demander si l’un d’eux ne l’aurait pas revu depuis la démolition. Un conducteur d’engin m’a répondu :

— Non, personne ne l’a aperçu, et c’est ballot parce qu’on a une surprise pour lui. On a réussi à sauver le cadre de sa cheminée. Peut-être que ça lui fera plaisir. Tu le connais, toi, le petit père ?

— Non, je ne lui ai parlé qu’une seule fois.

— On quitte le chantier dans trois jours. Après, ce sont les terrassiers qui prendront le relais. Si tu habites dans le quartier, tu as plus de chance de le revoir que nous. Je te confie sa relique.

— C’est lourd ?

Il m’a proposé de la déposer à la maison. Qu’est-ce que je vais faire de ça ? Et si je ne revois jamais le monsieur ?

21

Ce soir, Emma et moi gardons des enfants. C’est le meilleur moyen que nous ayons trouvé pour contribuer à l’effort de guerre d’Axel. J’ai déjà fait du baby-sitting chez des voisins, voilà deux ans. Emma en fait aussi régulièrement, mais là c’est différent. On va s’occuper des enfants de la patronne de sa mère. Ils sont trois, âgés de 2, 4 et 9 ans. En tout début de soirée, maman nous dépose devant une très belle maison au pied du parc de la colline, sur les coteaux. Ce n’est pas par hasard que nous désignons ce quartier comme celui des riches. On y trouve des propriétés immenses avec des jardins gigantesques. Quand j’étais petite, pour l’anniversaire d’une copine de primaire, je suis allée dans l’une de ces résidences. Le jardin était tellement grand qu’on avait peur de s’y perdre. J’avais été bluffée parce qu’elle avait un poney chez elle. Elle pouvait le monter et se promener quand elle voulait sans sortir de son jardin. À l’intérieur de sa maison, j’avais demandé pourquoi il n’y avait pas de coin cuisine dans le grand salon, et la bonne m’avait répondu que ce n’était pas le living mais la chambre de ma copine… Quand j’étais rentrée chez moi le soir, j’avais eu l’impression de vivre dans un placard. La luxueuse maison dont je vous parle ne doit d’ailleurs pas être située très loin de celle devant laquelle nous venons de nous garer.