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— Bon courage, les filles, et soyez gentilles avec les petits. Camille, quand les parents seront rentrés, téléphone sur le portable de ton père, c’est lui qui viendra vous chercher.

— D’accord. À tout à l’heure, maman. Bonne soirée.

On sonne. La grille est doublée d’une haie de bambous. Il est donc impossible de voir à l’intérieur. En attendant la réponse devant l’interphone, on vérifie nos tenues. Emma me glisse :

— On a intérêt à assurer parce que sinon, ce ne sera pas bon pour ma mère.

— Tout ira bien.

Un déclic, et la grille s’ouvre. Une voix métallique nous invite à entrer. Impossible de dire si c’est un homme, une femme ou un extraterrestre qui a parlé. « Et refermez bien derrière vous. »

Une série de projecteurs soigneusement disséminés dans la végétation révèle une allée qui serpente entre des parterres parfaitement ordonnés. Au bout de ce chemin de traverses de bois, une maison de conte de fées, toit de chaume et colombages, posée entre des arbres immenses qui semblent la protéger.

— Purée, la baraque…, siffle Emma.

À la porte, une femme élégante, peut-être légèrement plus jeune que ma mère, nous attend.

— Entrez vite, il fait si froid…

Elle est habillée et maquillée comme pour un gala. Son mari descend l’escalier et prend à peine le temps de nous dire bonsoir. Elle nous montre la cuisine, le salon, les chambres à l’étage. Elle nous présente les enfants. Ils sont déjà baignés et en pyjama, « la bonne s’en est occupée ». En quelques minutes, les consignes sont transmises.

— Nous devrions être de retour vers 1 heure du matin au plus tard. Des questions ?

Elle et son mari s’en vont dans leur grosse voiture. Quand les grilles se referment derrière le véhicule, un drôle de sentiment m’envahit. Je prends conscience que nous sommes responsables de cette énorme maison et de ces trois gamins. Ça fait tout drôle. Aucune autorité au-dessus de nous. Si ça brûle, c’est à nous de réagir. Si un voleur arrive, c’est à nous de protéger les petits. Personne pour nous dire quoi faire.

Naturellement, je prends en charge les deux plus jeunes. Charlotte parle à peine et Nathan essaie de courir, mais on sent qu’il manque encore de pratique dans les escaliers. Je suis surprise de voir à quel point ils m’adoptent vite. Ils doivent être habitués à se faire garder. Emma a plus de mal avec la grande, Soraya, qui lui déclare d’entrée :

— Tu dois faire ce qu’on veut, sinon je le dis à ma mère.

Je fais le tour de la maison, avec la benjamine dans les bras et le cadet qui cavale partout en tirant sur tout avec son pistolet laser. J’ai l’impression de revoir Lucas quand il était bambin. Les mêmes bruits de bouche pour simuler les coups de feu, les mêmes mimiques de gros dur menaçant certainement captées dans des films. Je ne sais pas pourquoi, mais ça me fait aussi penser à Flocon qui joue les tigres devant les prises de courant.

Les pièces sont immenses. Je trouve étonnant de découvrir de façon si intime un lieu et une famille que l’on ne connaît pas du tout. J’aime bien essayer de deviner comment vivent les gens en étudiant leur intérieur. Ce qu’ils mettent sur les murs, la façon dont ils agencent l’espace, le style des objets, ce qu’il y a dans leur frigo, tout raconte ce qu’ils sont. C’est ma tante Margot qui m’a donné cette habitude. Une fois, il y a bien longtemps, nous étions chez un oncle pour un déjeuner de famille, et elle m’avait emmenée aux toilettes. Elle s’était soudain arrêtée devant une pièce dont la porte était ouverte et avait déclaré :

— Regarde-moi ça. Tellement de mauvais goût dans si peu d’espace. Il suffit de voir leur terrier pour savoir que ce sont des blaireaux.

Depuis, je ne perds jamais une occasion de regarder le terrier des gens. J’en ai vu beaucoup, chez Léa, chez des copains, des voisins, de la famille, et toujours, j’essaie de lire ce que les lieux racontent de ceux qui y vivent. Je me demande à quoi ressemble l’endroit où habite Axel.

Cette maison-là est imposante, majestueuse. Rien ne traîne et tout est à sa place. Je dirais même que tout est placé pour être vu. Ils doivent beaucoup recevoir. Le canapé est immense, la table de la salle à manger aussi. Chaque photo exposée les présente dans des circonstances officielles, avec des gens bien habillés qui sourient ou dans des poses qui les valorisent. Aucun instant pris sur le vif. Chaque objet est plutôt design. Ce qui me surprend le plus, c’est qu’au rez-de-chaussée, rien n’indique que des enfants vivent ici. Seul indice, dans la cuisine : trois dessins sur le frigo. C’est tout. Quand je pense au foutoir que Lucas et moi laissons traîner à la maison, même si c’est plus petit, je me dis que nos parents, eux, nous ont fait de la place.

Le repas se passe bien. Plats tout prêts réchauffés que les deux petits mangent sans histoire. Je joue avec eux et ils ont l’air d’en être surpris et d’aimer ça. Avec un bonhomme en plastique que Nathan a descendu de sa chambre, je leur raconte l’histoire de l’invasion du monde par une armée de petits pois. La petite Charlotte ne capte pas tout, mais voir son frère éclater de rire la bouche pleine la met en joie. Emma a plus de fil à retordre avec la grande.

— C’est trop chaud, se plaint Soraya. Celle qui nous garde d’habitude ne sert pas le manger brûlant.

— Tu n’as qu’à boire un peu d’eau.

— Il ne faut pas boire en mangeant parce que ça difficultise la digestion.

Si jeune et déjà pleine de sagesse et de vocabulaire, comme c’est mignon… Dans deux ans, elle citera sans doute du Jérôme Chevillard.

C’est très étrange mais, rapidement, le sentiment que j’éprouve dans cette maison évolue. Au début j’étais impressionnée, mais maintenant, j’y suis vaguement mal à l’aise. Non pas que l’endroit soit malsain, mais ma maison à moi, mes repères, Zoltan, Flocon et même Lucas me manquent. Depuis toute petite, j’arrive à imaginer des choses aussi improbables qu’extrêmes à partir de situations réelles. Et là, par exemple, presque malgré moi, je suis en train de me raconter que je vais habiter ici pour le restant de mes jours, ou alors que ma famille est partie sans moi à l’autre bout de la Terre et que ces gens riches sont mon nouveau foyer. J’ai toujours eu cette capacité à partir en vrille. Du coup, je me sens très triste. Les miens me manquent et ma petite maison aussi. À cette heure-ci, Flocon doit être en train de jouer avec son gros copain poilu, Lucas est certainement étalé devant la télé, mon père est sans doute sur son ordinateur et maman pendue au téléphone avec ses copines.

Emma a décidé d’autoriser Soraya à regarder la télé. La gamine ne semble pas croire à sa chance. Emma a surtout fait ça pour avoir le temps d’échanger des SMS avec Arthur. Entre eux, c’est le grand amour. Au moment où je monte avec les deux plus jeunes, elles sont en train de choisir le DVD.

— Celui-là, je l’ai déjà vu. Ça, c’est pour les bébés. Non, pas ça, j’en ai pas envie…

Bon courage, Emma.

Là-haut, les chambres communiquent. C’est assez agréable. Les moquettes et les murs sont dans des tons clairs. Il y a des peluches dans tous les coins. Elles ont encore leur beau poil neuf, pas comme les miennes. Les enfants se brossent les dents dans leur salle de bains. Charlotte a besoin d’aide. Nathan va plus vite, un peu parce qu’il bâcle le travail mais aussi parce que sa dentition est loin d’être complète. Quand il sourit, ses gencives ressemblent à une muraille de château fort après un assaut violent : il manque des créneaux.