— Tu me racontes une histoire ? demande-t-il.
— D’accord. Quel livre aimes-tu ?
Il cavale jusqu’à une étagère et me rapporte un album sur des cosmonautes prisonniers d’une planète pleine de pièges.
— Celui-là, tu es sûr ?
À voir son œil qui pétille et l’énergie qu’il met à hocher la tête, il n’y a aucun doute. Je les installe tous les deux entre coussins et peluches, et je commence à lire. Charlotte joue avec son lapin. Je ne sais pas si elle écoute, mais elle reste près de nous. Nathan est suspendu à mes lèvres. Souvent, il pose des questions :
— Ça fait mal quand il meurt ?
— Vu qu’il s’est fait désintégrer par un laser, j’imagine que oui.
— Ils vont finir par trouver les méchants qui ont mis tous les pièges ?
— Dans le prochain tome, sans doute, mais là, je n’ai pas l’impression.
— J’aimerais bien être avec eux sur cette planète.
Il dit ça parce qu’il est installé bien au chaud dans sa belle maison. Il ferait une autre tête s’il voyait son coéquipier se faire écraser par le vaisseau du méchant pendant qu’un virus intergalactique à dix pattes essaie de lui rentrer dans la bouche pour prendre possession de son corps.
Charlotte s’est endormie. Elle serre son lapin si fort que s’il était vivant, il serait en train d’étouffer. Elle me fait penser à Flocon. Mignonne, fragile, confiante dans le fait que personne ne viendra troubler son sommeil. Après plus d’une heure de lecture, j’annonce à Nathan qu’il est temps de dormir. Il bougonne pour la forme mais ne tarde pas à obéir.
— Tu reviendras ? me demande-t-il.
— Si tes parents me le demandent, pourquoi pas ?
— J’aime bien comment tu racontes les histoires.
— Merci, c’est gentil. Et maintenant, gros dodo !
Je l’embrasse sur le front. J’éteins tout sauf les veilleuses, et je redescends.
En arrivant en bas, je découvre le salon plongé dans le noir, seulement éclairé par les lueurs de la télé dont le son est tout bas. Le spectacle est inquiétant. Emma est occupée à pianoter sur son téléphone et Soraya a les yeux rivés sur l’écran avec une expression d’effroi. Une brute est en train d’arracher le bras décomposé d’un zombie qui dévore une femme.
— Mais Emma, qu’est-ce qu’elle regarde ?
Sans lever le nez de son portable, ma copine me répond :
— Elle avait déjà tout vu. Elle ne voulait rien savoir. Dans mon sac, j’avais des DVD que je dois rendre à Benjamin, alors je me suis dit pourquoi pas ? Elle a l’air de bien accrocher.
— Tu as vu la tête qu’elle fait ? C’est quoi, ce film ?
— Zombie Apocalypse, le 1 ou le 2. En tout cas, ça fait une heure que je ne l’ai pas entendue.
La petite est hypnotisée par la scène, dans laquelle un autre mort-vivant à qui il manque la moitié de la cage thoracique a entrepris de manger une adolescente. Je me penche vers la petite fille :
— Soraya, ça va ?
Elle ne répond pas. Je passe la main devant ses yeux. Aucune réaction. Elle est en état de choc.
— Emma, t’es vraiment malade de l’avoir laissée regarder ça !
Elle rit en lisant le texto qu’elle vient de recevoir et me répond :
— Ben quoi ? Je ne lui ai pas mis le plus trash. Dans l’autre, il y a des cannibales télépathes. Mais je crois que ça ferait trop pour une enfant de son âge…
Je prends Soraya dans mes bras et je m’aperçois qu’elle a fait pipi sous elle.
— Emma, pose ce téléphone ou je le balance ! Et arrête-moi ce film. On a du ménage à faire…
Un zombie est en train d’avaler le chien du petit garçon qu’il avait bouffé juste avant. Le tapis est foutu.
22
Ma nuit a été courte, mais je crois qu’elle l’a encore été davantage pour la petite Soraya. Pauvre gosse, elle va cauchemarder pendant des semaines et dans trente ans, elle sera obligée d’aller voir un psy à cause d’un mort-vivant qui mange les chiens.
La journée s’annonce magnifique. On pourrait croire que c’est le printemps. Voilà une semaine que je n’ai pas revu le petit monsieur de l’immeuble, et j’avoue que je perds espoir. Je me demande ce qu’il est devenu, mais je me prépare psychologiquement à ne jamais avoir la réponse. Notre voisine dit qu’il faut savoir accepter ce sur quoi nous n’avons aucun pouvoir. Elle a peut-être raison. Je déteste l’idée de me résigner, mais que puis-je faire d’autre ?
Léa n’a pas l’air en forme ce matin. Elle rit des bêtises que je lui raconte, mais je vois bien qu’elle se force un peu. Hier soir, elle a vu Axel. Ensemble, ils ont travaillé sur les cours qu’il avait manqués.
— C’est lui qui t’a demandé ?
— Je ne sais plus, mais c’était génial.
J’ai la gorge nouée.
— Tu es allée chez lui ?
— Non, c’est lui qui est venu chez moi.
Je suis tiraillée entre lui en vouloir et me dire que je me fais des idées.
En salle de physique, Tibor est installé à la table devant la nôtre. Il a du mal à se tenir debout et il boite.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé ? Tu nous as encore fait une cascade ?
— Ce sont les chiens.
— Les chiens que tu promènes ?
— Oui. Certains sont gentils et d’autres pas. Il y en a un qui m’a chopé à la cuisse, et l’autre qui m’a mordu la fesse.
Sachant très bien de quoi il parle, je compatis sincèrement. Il précise :
— J’en promène jusqu’à huit par soir, et c’est compliqué. Souvent, ceux que je balade ensemble se battent, et chaque fois que je les sépare, je risque ma peau. Et ceux que je promène seuls sentent l’odeur des autres, et ça les excite. Mais qu’est-ce que j’y peux ? Je ne peux pas prendre une douche et me changer entre chaque promenade.
— Les propriétaires ne s’en rendent pas compte ?
— La dame au cocker a bien vu qu’il manquait un bout d’oreille à son chien…
Léa le regarde d’un air attendri. Elle semble sur un petit nuage. J’ai beau faire tous les efforts du monde, je n’arriverai pas à me calmer tant que je ne saurai pas ce qu’elle et Axel ont fait précisément.
Dans la soirée, Lucas et moi sommes seuls à la maison. Mes parents vont dîner en ville avec ceux de Léa. Ils ont des trucs à se dire. C’est la première fois qu’ils nous donnent ce genre d’excuse. Du coup, je suis vaguement inquiète. J’espère qu’ils ne vont pas parler divorce, ou pire, naissance d’un petit troisième ! Lucas est lancé dans un corps-à-corps sans pitié avec Zoltan. Ils se roulent par terre jusque dans la cuisine. Flocon a peur. Il a sauté sur le plan de travail et les regarde sans comprendre. Le chien aboie et fait mine de s’enfuir, pour mieux revenir. Les chaussures bien alignées dans l’entrée ne le sont plus.
— Tu vas me le payer ! hurle Lucas en se lançant à sa poursuite.
Le chien remue la queue et se sauve. C’est reparti pour un tour. Je crie :
— C’est à toi de mettre la table !
Finalement, Nathan avait l’air plus mature. J’attrape Flocon et le serre contre moi.
— Allez viens, mon grand. Je t’arrache à cet enfer.
Vers 23 heures, les parents ne sont toujours pas rentrés. Lucas s’est endormi tout habillé sur son lit avec le chien. Zoltan est installé en plein milieu et mon frère est recroquevillé sur le bord. Quand on les voit ainsi, on se demande qui est le maître et qui est l’animal de compagnie.
Dans ma chambre, comme tous les soirs, je joue un peu avec Flocon. C’est devenu une habitude. Lorsque j’ai fini mon travail, avant de me coucher, je le taquine avec son bouchon. J’adore le voir trépigner, prêt à bondir, les pupilles dilatées, à demi caché derrière mon bureau. Il se prend pour un redoutable félin. Il ne lâche pas le bouchon du regard pendant que je l’agite au bout de sa ficelle et, tout à coup, il s’élance. Il est maintenant beaucoup plus précis. Par contre, si le moindre bruit vient contrarier son attaque ou si le plus petit imprévu survient, alors il se carapate comme le chaton qu’il est encore. Je trouve ça mignon et j’avoue que j’en abuse. Au moment où il attaque, j’adore faire des bruits débiles qui le terrifient. Je sais, c’est moche.