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La porte s’ouvre sur un homme guindé dans une blouse blanche impeccable. Un luxueux stylo noir dépasse de sa poche. Il correspond parfaitement à la description faite par Léa. Bien que s’adressant à moi, il ne me regarde même pas :

— Veuillez aller attendre dans le couloir.

Puis saisissant le dossier de Léa sans la regarder non plus, il commence :

— Alors, que nous apprennent les derniers résultats ?

Léa me fait un clin d’œil et alors que je me dirige vers la sortie, elle se fige et fait celle qui s’étouffe. Elle en fait des tonnes, elle hoquette, suffoque. Je crois qu’elle fait l’imbécile, mais elle le fait tellement bien que ça me rappelle quand même le très mauvais souvenir du stade. Le docteur passe instantanément de la prétention à la panique. Envolée, la prestance ! Sans aucune dignité, il se rue sur la sonnette pour appeler les infirmières. Il ne s’occupe même pas de sa malade. Bien moins pro que notre prof de sport… Pas la plus petite attention envers Léa, trop occupé qu’il est à chercher le moyen de refiler la patate chaude de toute urgence.

— Calmez-vous, se contente-t-il de répéter. Respirez profondément.

Bravo pour la pertinence du conseil.

Excédé par le délai de réaction de son personnel qu’il trouve trop long, il sort et appelle dans le couloir.

— On a besoin d’aide ici ! Et tout de suite !

Trois infirmières arrivent en trombe. Elles ne prennent même pas la peine de lui demander ce qui se passe, sans doute trop habituées à ne pas compter sur lui.

Léa reprend alors une attitude tout à fait normale. Je suis bluffée. Elle met ses mains en porte-voix et annonce :

— Fin de l’alerte, ceci était un exercice ! Je répète, ceci était un exercice ! Le docteur Langeais doit passer d’urgence au bureau des inspections pour réviser les procédures d’intervention. Quand il y a un problème, on ne s’occupe PAS de la sonnette, mais du MALADE. Rompez !

Les infirmières rigolent à moitié et réprimandent Léa pour la forme. Le médecin, encore plus raide qu’en arrivant, drapé dans ses diplômes et la haute image qu’il a de lui-même, sort sans rien dire. Léa est écroulée de rire et tousse.

Si un jour on m’avait dit que je la verrais faire preuve d’autant d’audace et d’effronterie face à des gens que l’on nous a appris à respecter, je ne l’aurais pas cru. Je ne l’avais jamais vue comme ça. Elle doit le lire dans mes yeux.

— Tu sais, Camille, si je dois claquer dans deux mois, je n’ai plus de temps à perdre avec des gens qui prétendent t’aider et qui ne font en fait que se servir de toi pour se donner de l’importance. Ce type ne devrait pas être médecin. Il est sûrement intelligent, mais il a oublié qu’il travaille avec des humains. Il aurait dû faire vétérinaire, et encore. Heureusement qu’ils ne sont pas tous comme lui. Tu verras, le docteur Nguyen est génial.

Elle me tend la main. Je m’apprête à la saisir lorsqu’une voix nous surprend.

— Je ne vous dérange pas, les filles ?

Axel est à la porte. Oubliant toute fatigue, Léa éclate d’une joie sincère et lui tend les bras. Je suis de nouveau scotchée. Il me semble qu’elle est bien plus heureuse de l’accueillir que lorsque c’est moi qui arrive. Il s’avance sans hésiter et l’enlace.

Je ne sais pas si vous pouvez imaginer ce qui se passe en moi. Si j’étais un océan, ce serait la tempête du siècle suite à un séisme de magnitude 10. Si j’étais une expérience, je serais une explosion nucléaire souterraine. Si j’étais la plus belle des fleurs, j’aurais flétri en moins d’une fraction de seconde.

Est-ce qu’ils ne s’embrassent pas sur la bouche parce que je suis là ou parce qu’ils ne le font pas d’habitude ? Est-ce qu’ils sont amis ou y a-t-il autre chose ? Malgré toute l’affection que j’ai pour Léa, je suis à deux doigts d’être dans une colère noire contre elle. Pourquoi ne m’a-t-elle parlé de rien ?

Axel reste à son chevet.

— Alors, quoi de neuf ?

— Je suis toujours vivante, c’est déjà beaucoup. Tu restes un peu ?

— Impossible, je suis obligé de rentrer. Mais je voulais au moins te saluer.

— C’est gentil.

Si vous pouviez voir la façon dont elle le regarde, vous comprendriez mon état. Axel se tourne vers moi :

— Camille, tu comptes partir bientôt ?

Il me jette dehors ou quoi ? Est-ce que ce jour restera comme celui où mes deux plus proches amis m’auront trahie ensemble ? Est-ce que le tableau idyllique qu’ils forment restera l’image la plus déchirante de ma vie ? Je n’arrive même plus à parler.

— Je… je sais pas, je bredouille.

— Parce que si tu ne tardes pas trop, je file avec toi.

Si j’étais une horloge, je me mettrais à tourner en sens inverse. Si j’étais la pluie, je remonterais dans les nuages. Si j’étais une fleur fanée, je refleurirais comme jamais.

J’ignore si c’est pour tout le monde pareil mais parfois je me fais l’impression d’être une substance chimique hyper réactive. La moindre molécule d’émotion que l’on m’envoie peut me détruire, me ranimer, me changer, me consumer ou me faire briller pour toujours. Théoriquement, cette matière ne se trouve nulle part dans notre univers, et pourtant j’existe. Je vais avoir un gros zéro en chimie.

40

L’air frais me fait du bien. En vérité, je ne sais pas vraiment si c’est l’air ou le fait de marcher avec Axel. Je ne me souviens pas que nous ayons déjà été tous les deux seuls, ailleurs qu’à l’école. Ici, dans cette rue banale, la situation a quelque chose de nouveau. Si on était tout petits, on se raconterait qu’on est comme des grands, dehors, dans la vraie vie. On éprouverait ce léger frisson de liberté qui accompagne les premières autonomies. Plus personne ne nous tient la main pour nous aider à traverser en sécurité. Nous n’en sommes plus là. Mais personne ne me tient la main pour le plaisir de marcher ensemble. Je n’en suis pas encore là. J’espère que ça viendra un jour.

Je regarde la main d’Axel qui se balance au gré de ses pas. Qu’est-ce qui m’empêche de la saisir ? Pourquoi n’aurais-je pas le droit de glisser mes doigts dans les siens ? Quelle serait sa réaction ? Quand je compare tout ce que Léa ose et tout ce que je n’ose pas, je me dis que je pars de loin dans la vie. Que ferait-elle à ma place ?

Axel semble lui aussi savourer cette fin de journée printanière. Il avance, levant parfois le nez comme un jeune chien qui humerait l’air. Il n’habite pas très loin de l’hôpital. Sans savoir exactement où, je sais que c’est dans les parages. À un prochain coin de rue, il va me dire que c’est là que nos routes se séparent. Par avance, je déteste déjà ce moment-là. Comme je ne sais pas à quel croisement il va tourner, je redoute chaque intersection. Avant chacune des rues que nous croisons, mon cœur se serre et je me prépare au pire. Je surveille le moindre de ses gestes pour anticiper son changement de direction. J’écoute le moindre de ses souffles pour sentir naître la parole qui m’apprendra son départ. S’il pose le pied sur la chaussée pour traverser avec moi, alors mon cœur bondit de joie jusqu’à la prochaine rue. Axel ne le sait pas, mais il marche à côté d’une explosion nucléaire qui refleurit miraculeusement à chaque carrefour. À quoi pense-t-il ? À qui ? Peut-être à Léa…

Nous arrivons à l’angle d’une rue. Il jette un coup d’œil vers moi et s’apprête à parler. Entre le moment où j’ai détecté le premier mouvement de ses lèvres et celui où le son de sa voix m’est parvenu aux oreilles, il n’a dû s’écouler que quelques dixièmes de seconde. J’ai pourtant eu le temps d’imaginer qu’il me proposait de me raccompagner jusque chez moi. J’ai eu le temps de rêver qu’il me disait qu’il était bien en ma compagnie. J’ai aussi eu le temps de regarder ses yeux magnifiques dans cette lumière-là. J’ai même eu le temps de l’entendre m’expliquer longuement que Léa n’est qu’une amie et que, depuis longtemps, il sait le pacte secret qui nous lie, elle et moi, vis-à-vis de lui.