J’aperçois maman qui nous regarde par la fenêtre. Il faut absolument que je parle à Margot de ce que je ressens avant que ma mère ne débarque. Je me jette à l’eau.
— Tu as déjà été amoureuse ?
— Voilà une entrée en matière bien directe. Pudique comme tu l’es, le sujet doit être brûlant… Il est beau garçon ?
— Je ne sais pas…
— Tu l’as rencontré sur Internet ?
— Pas de danger. Je préfère la vraie vie.
— Tu me rassures. Est-il au moins gentil avec toi ? C’est le minimum qu’il faut demander à un homme.
— Il est très gentil avec moi, mais comme avec tout le monde.
— N’essaie pas de faire en sorte qu’il ne le soit qu’avec toi. Ça lui donnerait envie de partir.
— Il n’y a rien entre nous. Il ne sait même pas ce que j’éprouve pour lui.
— C’est à ton sujet que tu te poses des questions ?
— Oui. Et je m’en pose beaucoup.
— Tu te demandes si tu as le feu au cul ou si c’est sérieux ?
— On peut le résumer comme ça.
Nous échangeons un regard. Elle sourit :
— Et là, jeune fille, tu te demandes si ta vieille tante sait ce que c’est que d’avoir le feu au cul.
Je n’ose pas la regarder. Je n’ose même pas entendre.
— Ça m’est arrivé une seule fois, mais j’étais plus âgée que toi. Un voyage d’affaires, un type beau comme un dieu qui m’a fait un effet pas possible. On ne s’est jamais revus et je t’épargne les détails parce que je me souviens très bien du dégoût que j’éprouvais lorsque j’entendais les « vieux » parler de turpitudes qui me paraissaient réservées aux jeunes. C’est de l’histoire ancienne pour moi. La prochaine fois que j’aurai le feu au cul, ce sera au crématorium.
Silence. De l’autre bout du jardin, Flocon la regarde avec des yeux ronds. Je crois qu’il a entendu et qu’il a compris. Parfois, les chats me font peur.
— Marc le sait ?
— C’était avant lui, mais j’ai fini par lui raconter. Lorsque j’ai rencontré Marc, j’avais déjà connu pas mal d’autres hommes et, crois-moi, je me suis posé des tonnes de questions. Comme toi, comme nous toutes. C’est sans doute notre lot. Mais en rencontrant Marc, je n’en étais plus à me demander avec qui j’allais construire le « bonheur idéal d’une vie de couple ». Je cherchais quelqu’un avec qui il était seulement possible de cohabiter. Le désespoir t’enseigne le pragmatisme. Je crois qu’il en était au même point que moi. Il s’est montré gentil. On a démarré ce qui promettait de devenir une jolie amitié avec quelques folies physiques de temps en temps, et puis on s’est fait surprendre tous les deux. Peut-être parce que nous n’attendions plus rien, nous avons du coup tout apprécié, et aujourd’hui je suis plus heureuse avec lui que si j’avais épousé tous les mecs sur lesquels j’ai fantasmé.
— Comment sait-on que l’on est amoureuse ?
— Si j’avais la réponse… On le sent, on le sait. Je t’ai toujours connue en train de t’interroger, d’observer, de douter. Ton père et toi êtes bien faits dans le même bois sur ce point-là. Vous vous posez toujours des questions. Moi aussi, je crois. On doute de tout. C’est peut-être la peur. Je ne suis pas la mieux placée pour te donner des leçons, mais je suis au moins certaine d’une chose : lorsque j’ai été amoureuse, c’est bien la seule fois dans ma vie où je n’ai pas eu de doute. Pourquoi tu ne dis pas à ce garçon ce que tu ressens pour lui ?
— C’est compliqué. Léa l’aime aussi.
— Ma pauvre. Pas facile comme situation. Et lui ?
— Il a un faible pour elle.
— Tu dois en être certaine. Nos émotions sont le trésor que cette vie nous offre. Protège tes sentiments, si possible sans abîmer ceux des autres.
— C’est pour ça que je me demande si je l’aime vraiment ou si, comme toutes les filles, je ne suis attirée que par un beau gosse. Quelle est la différence entre une attirance physique et le véritable amour ?
— Camille, on couche parce qu’on a envie. On aime parce qu’on n’a pas le choix.
43
Mme Holm n’est pas encore arrivée. Théo poursuit Inès à travers la classe en brandissant la boîte crânienne empruntée sur le bureau. Il fait claquer la mâchoire, en sifflant d’une voix horrible :
— Inès, Inès ! Je suis la tête du pendu avec le gros kiki. À chaque orage, je vais venir te hanter ! J’habite dans tes petites culottes !
Antoine hurle :
— C’est une contrepèterie !
Inès est très énervée :
— Arrête ! Arrête ! Je crois pas aux fantômes !
— Mais tu crois aux gros kikis, j’espère ? Parce que…
La prof entre et Inès s’écrie :
— Madame, madame ! Y a Théo qui fait claquer des dents à la tête de mort pour me faire peur !
La prof blêmit :
— Mais quel âge avez-vous ?
On commence le cours. Mme Holm nous parle aujourd’hui des différentes parties du cerveau — cortex, cervelet et autre lobes —, ainsi que des connexions avec le système nerveux. Elle parle vite, dessine des schémas au tableau, enchaîne les informations. Elle nous montre sur la tête de mort en plastique où sont situées les différentes zones.
Quand elle a terminé son énumération, elle repose le crâne sur son bureau carrelé et marque une pause. Cette rupture de rythme est inhabituelle. D’ordinaire, les profs marquent un temps parce qu’ils s’étranglent ou parce que nous faisons trop de bruit, mais là ce n’est pas le cas. Mme Holm semble soudain préoccupée, comme en interrogation vis-à-vis d’elle-même. Lorsqu’elle relève son visage vers nous, son expression est différente et sa voix a changé.
— Je voudrais profiter de notre sujet d’étude pour vous parler de quelque chose qui n’est pas au programme, mais qui pourrait vous être utile. Vous avez peut-être déjà entendu parler de gens qui, suite à un accident ou un traumatisme, développent des aptitudes exceptionnelles dans certains domaines. Les médias avaient beaucoup parlé de cet Américain qui, après un accident de moto, s’était mis à jouer du piano comme un virtuose alors qu’il n’avait jamais touché un clavier de sa vie. On connaît aussi les cas de certains autistes qui manipulent mentalement des nombres ou effectuent des opérations que même les plus grands savants ont du mal à traiter avec leur calculatrice. Vous savez que les aveugles développent une ouïe surpuissante par rapport à la nôtre. Même si l’on sait qu’à différentes zones du cerveau correspondent différentes fonctions, nos connaissances sont sans cesse remises en cause par ce que nous découvrons tous les jours. Seule certitude aujourd’hui : notre cerveau se reconfigure en permanence pour s’adapter à ce que nous devons accomplir et surmonter, aussi bien matériellement que psychiquement. Après des accidents, certains patients se sont révélés capables de résoudre des problèmes et des énigmes logiques qui étaient hors de leur portée avant. La façon dont notre cerveau, notre esprit, nous permet de dépasser les épreuves est fascinante. Même les pires traumas peuvent lui permettre de progresser. Il y a d’excellents articles sur ce sujet dans des publications scientifiques disponibles au CDI. Je vous parle de cela sans doute maladroitement car il n’est pas courant pour nous de sortir du rail des cours et des programmes, mais ce que je souhaite vous dire, c’est que ce dont nous parlons ici vous concerne. Mes cours ne sont pas uniquement une masse d’informations dont vous seriez seulement spectateurs. L’étude de notre corps ne vous permet pas uniquement d’obtenir des notes et un examen. Cela permet aussi de mieux comprendre ce que nous vivons, et c’est particulièrement nécessaire pour vous en ce moment. C’est de vous qu’il est question, de vos structures, de votre vie. Même si vous n’avez pas subi de maladie, l’une de vos camarades est en train d’en affronter une. Ceux qui la côtoient l’ont peut-être constaté, son esprit évolue. Elle réorganise ses priorités pour affronter ce qui lui est imposé. Je ne considère pas Léa comme un sujet d’étude, certainement pas. Mais le fait est que vous aussi, chacun à la mesure de votre implication, vous affrontez le coup du sort qui la frappe. Et cela change votre façon de penser. Cela modifie votre vision du monde et de la vie. Votre cerveau intègre son histoire pour en tenir compte dans tous vos raisonnements. Vous êtes peut-être moins insouciants, plus conscients des limites de la vie et de sa fragilité. Chacun trouvera les exemples qui lui correspondent en réfléchissant à ce que cette situation a changé. N’oubliez pas que vos jeunes esprits sont encore en formation, en découverte. Chaque jour, votre cerveau — même le tien, Théo — fabrique des neurones et organise des connexions en fonction de ce qu’il expérimente ou reçoit comme informations. Ne sous-estimez pas la puissance du formidable outil qui se cache sous vos cheveux. Vous allez vous adapter à ce qui arrive. Vous le devez. C’est pour cela que notre espèce a survécu depuis des millénaires en se développant bien plus que n’importe quel animal sur cette planète. Le simple fait de pouvoir se parler aujourd’hui, ici, de ce sujet, est un fabuleux exploit lentement préparé de génération en génération, à force d’adaptation, face à l’adversité. Que vous puissiez aujourd’hui ressentir tout ce que vous vivez d’affectueux et de dingue entre vous est le résultat de cette progression accomplie au fil des époques. Je ne sais pas si j’ai été très claire. Mais je tenais à vous le dire. Il risque de nous falloir du courage pour affronter le futur, et je ne parle pas du bac blanc qui vous attend la semaine prochaine. Je suis avec vous.