Devant la sorcière qui nous tend les pommes, bien que m’ayant quand même proposé d’en prendre une pour moi, il ne m’a pas parlé de la croquer.
On s’installe enfin. Léo et Louis sont à quatre rangées de nous mais je vois bien que notre agent secret nous espionne. Ils doivent se demander pourquoi j’ai voulu ce déjeuner et je suis certaine que, dès la fin du repas, Axel ira tout leur raconter. Mais restons concentrée. Quelle est ma mission ?
Je me lance :
— J’ai essayé de te joindre hier soir, mais tu n’as pas répondu.
— J’étais sorti. Qu’est-ce que tu voulais ?
— Oh rien, je me suis débrouillée. Une question sur le cours de SVT. Ta sœur va bien ?
— Elle est en forme, merci. Tu as un frère, je crois.
— Oui, plus jeune, Lucas. Très sympa. Vous avez pas mal de points communs…
Quelle nouille. Le jeune homme que j’ai devant moi ne va sûrement pas apprécier d’être comparé à un gamin. Je vais me griller… Il faudrait que je change de sujet sans que ça ait l’air d’être fait exprès…
— Comment trouves-tu Léa en ce moment ?
C’est exactement la question que je voulais poser, mais c’est lui qui a dégainé le premier.
— Fatiguée mais heureuse.
Il sourit :
— Oui, je trouve aussi. Particulièrement depuis quelques jours.
Pourquoi sourit-il en disant cela ? Je n’aime pas ça. Enfin je veux dire que c’est bien pour eux deux que ça marche, mais j’aimerais quand même qu’ils ne se sautent pas dessus avant que j’aie donné le signal.
— Je crois que tu es le seul garçon avec qui Léa parle autant.
— Vous êtes très proches aussi.
Bravo pour l’esquive, mais je ne vais pas lâcher pour autant.
— Elle mérite vraiment d’être heureuse.
Il semble soudain plus grave.
— Crois-tu qu’elle en aura le temps ?
— Ce n’est pas le temps qui compte. L’important, c’est ce que l’on en fait.
— C’est de qui ?
Je m’étonne. Il insiste :
— Ta citation, elle est de qui ?
— Je ne sais pas. C’est juste une vérité. Et elle est d’autant plus vraie dans le cas de Léa. Elle n’a plus de temps à perdre. Et je sais qu’elle tient particulièrement à toi.
Il me fixe :
— C’est elle qui te l’a dit ?
— Plusieurs fois.
Il se met à manger, mais j’ai l’impression que c’est surtout pour gagner du temps. Pendant qu’il a la bouche pleine et qu’il regarde son assiette, il peut réfléchir. Une pause dans la partie.
Je ne lui laisse pas de répit :
— Dans sa situation, il faut vraiment avoir confiance dans l’autre pour dire et faire tout ce dont on a envie. Et je crois que c’est ce qu’elle ressent pour toi.
— Sérieux ?
— Il faut lui tendre la main si elle n’ose pas.
Axel fronce les sourcils et recommence à manger. Il y met tellement d’application que ça en devient suspect. Son sauté de veau n’est qu’un prétexte.
Je lui glisse :
— Nous avons tous notre rôle à jouer auprès de Léa dans ce qu’elle traverse, et tu as une place encore plus importante à tenir.
— Compte sur moi pour faire le maximum…
Nous n’avons rien dit d’autre qui soit essentiel. Lui devait aller bosser ses maths avec Antoine, et moi je devais retrouver Marie pour une idée au sujet de la maison de Manon. Lorsque nous nous sommes séparés dans le hall, Axel semblait perturbé. Peut-être avais-je réussi à lui faire comprendre qu’il devait passer à une relation plus profonde, plus intime avec Léa. Il m’a dit : « À tout à l’heure ! » et il est parti.
Je suis restée à le regarder s’éloigner. J’ai espéré qu’il se retourne, qu’il cherche à m’apercevoir ne serait-ce qu’une seule fois. J’ai souhaité ce signe. Je lui ai prêté plusieurs significations possibles. S’il me regarde, c’est qu’il a apprécié ma compagnie. S’il me cherche des yeux, c’est qu’il se dit que je suis vraiment quelqu’un de bien et que nous resterons amis toute notre vie, quoi qu’il advienne. Ce sera déjà beaucoup. Je pourrai continuer à le voir, à lui parler, à le savoir dans ma vie. Je suis convaincue que lorsque deux personnes se quittent, c’est celui qui regarde l’autre le dernier qui aime le plus. Je ne l’ai pas quitté des yeux. Il ne s’est pas retourné une seule fois.
54
Il m’a presque fallu prendre rendez-vous pour réussir à voir Léa. Depuis quelque temps, elle a un agenda de star et je ne gère plus son planning… La diva prend ses distances avec sa secrétaire particulière.
Dans la journée, pendant que l’on est tous en cours, elle s’installe dans le jardin d’hiver de sa maison et elle bouquine en attendant ses visites de la fin d’après-midi. D’après mes recoupements, elle sort presque tous les jours, mais pas avec moi. En attendant, elle passe beaucoup de temps dans son nouveau boudoir. Le grand fauteuil du salon a été transporté sous la verrière. Sur la table basse posée tout près, les livres de grands philosophes mais aussi des mémoires d’hommes et de femmes illustres s’empilent, avec plusieurs marque-pages dans chaque et des notes sur un bloc.
Aujourd’hui, les stores de la véranda ont été à demi tirés pour lui éviter le soleil direct. De sa place, au calme, entourée de vitres dans l’élégante structure, Léa ne voit que la verdure de son jardin, les massifs qui commencent à fleurir et les oiseaux dont l’incessant ballet anime arbres et arbustes.
Malgré ses traits creusés, elle semble plutôt bien. Elle m’enlace lorsque je l’embrasse.
— Excuse-moi, je suis claquée, dit-elle. L’infirmière vient de repartir. D’après elle, les résultats sont corrects, sans plus. Toujours le verre à moitié plein ou à moitié vide… À propos de verre, tu veux boire quelque chose ?
— Non, merci.
Je m’installe sur un fauteuil plus petit qui tourne le dos à la vue. Je lui dépose les copies des derniers cours sur sa table. Elle me remercie machinalement, sans même y jeter un œil.
— Alors, ce DST de physique ?
— Pas évident. Personne n’en est sorti triomphant.
— Axel m’a dit qu’il y avait un gros problème sur l’électricité.
— Sur 6 points. On verra bien. Si on applique mes résultats, il y a de fortes chances pour que ça mette le feu au labo…
Elle se renverse contre son dossier et ferme les yeux. Je pense à ce que m’a dit mon père au sujet de la gestion de son énergie.
— Tu surveilles ton pouls ?
— Moyenne de 46 sur les quatre derniers jours. Pas brillant.
— Il faut éviter de te fatiguer.
— Je ne fais que ça. Je passe de mon lit à ce fauteuil. Une vraie mémé. Regarde tout ce que je lis pour m’occuper.
Elle me désigne les livres. Je les soulève pour me faire une idée de sa collection.
— Dis donc, tout ça n’est pas franchement hilarant. Pourquoi tu ne lis pas des choses plus légères ?
— Pas envie. J’ai besoin de vérités, pas d’histoires. En fait, je cherche à me gaver de choses essentielles.
— Et tu en trouves dans ces livres ?
— Tous ces auteurs ont réfléchi à la vie, au monde, à notre condition, aux possibles. Certains ne sont que des provocateurs, d’autres s’écoutent penser. Quelques-uns n’ont songé qu’à Dieu, ce qui ne les a d’ailleurs pas sauvés. Une poignée d’entre eux ont été visionnaires, mais leurs propos ont fini par être dépassés par l’histoire. La plupart se posent des questions auxquelles je ne suis pas certaine que l’on trouve une réponse un jour.
— Alors pourquoi perds-tu ton temps à les lire ?
— Parce qu’au milieu de tous, j’ai découvert une autre catégorie qui, elle, est passionnante. À mon sens, les plus grands penseurs sont ceux qui ont subi un vrai choc dans leur vie et qui, devant cette remise en cause, ont commencé à réfléchir. Les Essais de Montaigne prennent une force incroyable lorsque l’on sait à quel point La Boétie lui manquait. Il y a aussi ceux qui se savaient perdus et qui ont écrit ce qu’ils pensaient vraiment. Ceux-là sont extraordinaires. Des condamnés à mort, criminels ou monarques ; des malades, des survivants, des gens dont la vie a été brisée. Ceux-là laissent des témoignages d’une force incomparable. Ils ne parlent plus de Dieu, ils parlent de la vie. Ils n’ont plus rien à perdre, ils ne se mentent plus, ils peuvent se permettre le luxe de la vérité. Il faut que tu lises la dernière lettre de Marie Stuart, juste avant son exécution. Pour leurs enfants, pour leur conjoint, ils laissent quelques pages ou des chapitres entiers. L’héritage sans fard d’une vie, le regard sans concession sur une expérience qui ne pourra plus leur servir mais qu’ils cherchent à transmettre quand même. Elle est peut-être là, notre noblesse. Chercher à être utile aux autres même si on n’en tirera aucun bénéfice.