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56

Avec M. Rossi, on a parlé des disques en vinyle, des fêtes de son époque et de ce que ses parents lui interdisaient ou non. C’était marrant de comparer. Lui dit qu’il est surpris de constater que, sur le fond, les choses ne changent pas. Malgré l’évolution des rythmes et du matériel que l’époque met à notre disposition, les comportements restent finalement semblables. Ça interpelle.

Sur un autre plan, j’ai été contente de découvrir qu’il trouve les œuvres de Mlle Mauretta aussi immondes que nous. On a bien rigolé. La pauvre a dû avoir les oreilles qui sifflaient. À un moment, j’ai failli lui raconter notre joyeux cambriolage chez elle, mais je me suis arrêtée à temps. Même s’il est sympa, ça reste un prof, et un adulte.

Notre conversation risque à présent d’être moins légère parce que j’ai découvert quelque chose qui me chiffonne. J’ai hésité jusqu’au dernier moment à lui en parler, mais je veux en avoir le cœur net.

— Monsieur Rossi, puis-je vous poser une question ? C’est au sujet de vos cours.

— Tu ne veux pas attendre que l’on soit en classe pour cela ?

— Je préfère d’abord en discuter entre nous parce que je crois que quelque chose cloche…

Il paraît étonné.

— Dis-moi.

— Vous vous souvenez d’Akshan Palany, l’économiste indien dont vous nous avez parlé au trimestre dernier ?

— Bien sûr.

— Sa théorie sur la mission de chacun a changé ma façon de voir certaines choses, et je sais que je ne suis pas la seule dans ce cas.

— Tant mieux, parce que ses travaux sont réellement passionnants.

— Justement. J’ai voulu en apprendre plus sur lui et j’ai fait des recherches. À ma grande surprise, je n’ai rien trouvé. Sur le Net, en creusant, on tombe seulement sur un joueur de cithare qui porte le même nom. Rien d’autre. Comment se fait-il qu’un expert avec une théorie aussi bonne, dont vous avez vous-même dit que les travaux intéressaient de plus en plus de monde, ne soit répertorié ou chroniqué nulle part ? Pas un seul livre référencé, pas une seule page, pas un article, rien…

Il frotte ses mains l’une contre l’autre, bien à plat, et souffle entre ses paumes.

— Je ne sais pas si tu as remarqué, mais je termine chacun de mes cours par la même phrase…

— « Si vous avez des questions, je suis là. »

— J’enseigne depuis vingt-trois ans, Camille. Cela représente plus de cent soixante classes comme la tienne. Près de cinq mille élèves. Eh bien crois-le ou non, mais personne n’est jamais venu me poser la moindre question. Pas une fois. À te dégoûter du métier. Est-ce dû à un manque d’intérêt pour la matière ? Peur du prof ? Rejet de l’adulte ? Je l’ignore. Pourtant, j’ai des choses à vous faire passer. J’ai fait sept ans d’études et je consacre un temps fou à écouter ou à lire pour me tenir au courant de tout ce qui concerne mon sujet.

— Pardon, mais quel est le rapport avec Palany ?

— Je vais y venir, laisse-moi finir, s’il te plaît. Je devais enseigner depuis un peu plus d’un an lorsque j’ai pris conscience d’une réalité essentielle : les gens écoutent mieux lorsque c’est quelqu’un de connu qui leur parle. On peut dire à tout le monde qu’il faut générer moins de déchets pour préserver la planète, chacun garde ses petites habitudes, à part ceux qui en sont déjà convaincus. Si par contre une actrice ou un sportif le dit, alors beaucoup de gens commencent à changer. Les gens, dans leur grande majorité, ne font pas « parce que », ils font « comme ». La plupart des individus n’entendent pas les idées. Par contre, ils écoutent des personnes en qui ils se reconnaissent, ou avec lesquelles ils se sentent des liens. Sans doute parce que nous sommes des bestioles affectives, on suit plus facilement des gens que des idées. La pub l’a bien compris, on y parle de leaders d’opinion…

— Je ne vous demandais pas un cours…

— Je ne suis pas en train de t’enseigner, Camille, je cherche à te transmettre. J’en arrive à la réponse que tu attends. Parce que je voulais que vous écoutiez, parce que je voulais vous convaincre, j’ai cherché qui, parmi les experts reconnus, partageait mes convictions. Aucun ne représentait la synthèse dont j’avais besoin, et je ne pouvais pas mettre de grandes théories d’économie dans la bouche d’un footeux ou d’un comédien… Alors j’ai créé une sorte d’économiste idéal dont je peaufine les théories d’année en année. Akshan Palany est effectivement un joueur de cithare dont j’ai emprunté le nom. Il joue d’ailleurs très bien.

Je suis effondrée. Je me sens trahie, dupée.

— Tu es déçue ? J’assume le fait que tu m’en veuilles. Mais tu m’as dit toi-même que la théorie de Palany avait changé ta façon de voir les choses, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, mais…

— Auriez-vous accordé la même attention à ses propos, toi et tes camarades, si je vous avais simplement dit qu’il s’agissait de mes idées ? M’auriez-vous entendu si je vous avais confié que moi, minuscule prof d’éco, j’avais cette vision ? Mon expérience me prouve que non. J’ai menti pour être efficace. Je le referais sans hésiter, rien que parce que tu m’as dit que les théories de Palany t’avaient fait réfléchir. Je rêve que les gens puissent enfin entendre et juger les idées, mais la plupart ont besoin de la caution de quelqu’un doté d’une crédibilité pour seulement écouter…

Ma tête est en ébullition. Je pense aux réflexions que je me suis moi-même faites sur les citations que l’on nous inflige partout. Ce qu’il dit va dans le même sens que ce que je crois. Il a raison. C’est épouvantable, mais il a raison. Le propos est souvent moins pris au sérieux que le nom de celui qui l’a dit.

— Tu es la première à me poser des questions, Camille. Et j’espère que ma réponse honnête t’aidera à surmonter ta déception. Sur ce coup-là, je suis le voleur et tu es la police.

Je le regarde droit dans les yeux. Il ne me fait plus peur. Je le comprends. Sauf sur un point.

— Pourquoi faites-vous tout ça, monsieur Rossi ?

— Pourquoi j’ai inventé un expert ?

— Non. Pourquoi prenez-vous autant de risques ? Pourquoi avez-vous eu l’idée d’inventer Akshan Palany ? Pourquoi allez-vous rendre visite à Léa ? Pourquoi aidez-vous notre classe en sacrifiant votre vie privée ? Pourquoi donnez-vous autant à des élèves qui ne vous le rendent jamais ?

57

Cette fois, on n’a pas lésiné sur les moyens. C’est même certainement notre plus belle opération. Une vraie superproduction. Puisque les acheteurs potentiels sont emballés par la situation du quartier, il va falloir les dégoûter de l’ambiance qui y règne. Ça commence dès le carrefour avec Tibor, habillé en guenilles, qui fait la manche avec un de ses chiens qu’il n’a pas brossé depuis trois jours. On lui a sali la figure avec de la cendre. Il est décoiffé, assis au pied d’un arbre du coin de la rue, un talkie-walkie caché dans le revers de son manteau sale, trop grand et déchiré. Comme la rue de Manon est en sens unique, il sera le premier à repérer les voitures et nous alertera. Léo dit qu’il est notre poste avancé. Au début, fort de son imagination débordante et un poil déjantée, Tibor avait prévu de « stocker » des nouilles dans sa bouche pour faire semblant de vomir quand les acheteurs passeraient devant lui, mais on lui a demandé de s’abstenir.

Plus loin sur le trajet, on a placé Antoine et Louis, sapés comme des racailles, avec la casquette à l’envers et les baggys au ras des fesses. Ils se sont entraînés à faire de grands gestes en parlant. Même pas besoin du son, le spectacle est éloquent. Antoine s’est mis des tonnes de chaînes dorées autour du cou. On dirait un rappeur. Avec ces mises en bouche avant d’arriver devant la maison à vendre, nos valeureux concurrents devraient déjà avoir une drôle d’image du quartier et moins d’appétit. Les pneus et les sacs d’ordures éventrés sur la pelouse des parents de Léa n’arrangeront sans doute pas l’affaire. Mais le clou du spectacle, c’est la maison elle-même. Sur l’applique électrique extérieure, on a mis un joli cache rouge. Et à l’intérieur, Madame Manon attend ses clients… Eva, Pauline et moi sommes prêtes à les accueillir, sous la surveillance de notre redoutable — mais néanmoins séduisant — souteneur, Léo. Le scénario est de moi. On a beaucoup travaillé les costumes. Et pour les maquillages, dans le genre « pouffiasse », on est au-delà de tout ce qui s’est fait jusque-là sur Terre. On ressemble au nuancier d’un magasin de peinture ou à une ultime tentative désespérée de stimulation sur des daltoniens. Côté tenue, c’est le grand soir : en bustier de dentelle pigeonnant et guêpière, Eva a l’air d’une dragueuse de saloon. Elle est drôlement bien foutue. Pauline porte une robe en satin rouge fendue sur le côté dont elle a coupé une bretelle. On se demande toutes où elle a trouvé ça et comment ça peut tenir sur son corps sans clous de tapissier. Manon est en maillot de bain sexy avec un paréo. Et moi, en minijupe plissée façon pom-pom girl avec un petit haut nombril à l’air qui met mes formes bien en valeur. Il est clair que ce n’est pas le numéro de mon t-shirt que l’on regarde…