— C’est quoi, ces pneus, ces ordures… ?
Sur le rebord de la fenêtre, il remarque la seringue que Léo a déposée « pour faire plus réaliste ».
Sa mère fait un pas dans l’entrée. Elle tombe en arrêt devant Léo, la bouteille à la main et la braguette à moitié ouverte. Quel sens du détail, ce Léo…
— Manon, est-ce que tu peux nous expliquer ? demande-t-elle en détachant chaque syllabe.
Je ne connais pas la mère de Manon, mais je suis certaine que d’habitude elle n’a pas cette voix-là. Sinon elle n’aurait jamais pu lui chanter de berceuse, elle n’aurait jamais pu lui lire Coucou Lapinou !, et les gens s’enfuiraient dans la rue en l’entendant seulement dire « bonjour ». Là, tout de suite, la mère de Manon a une voix de bête.
Les visiteurs qui les accompagnent sont très gênés. Ils essayent de regarder ailleurs, mais ça ne change rien. Je crois que la femme vient juste de remarquer les capotes délicatement accrochées dans les rhododendrons…
Le père s’énerve :
— Sortez de chez nous. Dehors, tous !
C’est dans ce genre de situation que l’on se rend compte que bien que l’on se considère comme des grands, on est encore des gamins. Tout le monde obéit, en redoutant de s’en prendre une. Au passage, le père retire sa bouteille des mains de Léo.
On se retrouve au milieu de la pelouse. Antoine et Louis ont bien vu que le plan ne se déroulait pas comme prévu. Ils s’approchent à leur tour.
Pareille à un animal sauvage, la mère de Manon décrit des cercles autour de notre petit groupe. Elle va certainement déchiqueter l’un de nous ; elle est train de choisir lequel. Elle s’arrête devant sa fille :
— Qu’est-ce qui t’est passé par la tête ? C’est comme ça que tu t’amuses ? Tu utilises la maison pour faire ces choses… répugnantes ?
— Ce n’est pas du tout ça, maman.
— Et qu’est-ce que c’est alors ?
Je crois que la bête sauvage va éclater en sanglots. Elle se plante devant Léo :
— Et d’où il sort, celui-là ? Et puis après tout, je m’en fous. Mais si je découvre que vous avez fait de ma fille une droguée, je vous tue !
Manon s’interpose :
— Maman, c’est Léo. Le garçon qui s’était cassé le bras à mon anniversaire en CM2, celui que tu as emmené à l’aéroport avec moi pour mon voyage en Angleterre l’année dernière.
La mère recule d’un pas, épouvantée.
— Mon Dieu ! Quelle déchéance ! Vos parents doivent être catastrophés. En plus vous sentez la vieille vinasse…
Le père rectifie :
— C’est pas de la vieille vinasse, c’est mon whisky trente ans d’âge.
Cette fois, la mère craque et se met à pleurer en marmonnant quelque chose du genre « Ma petite fille n’existe plus » et en se triturant le jogging.
Le père passe à l’attaque :
— Ça fait combien de temps que ça dure, ce petit manège ?
— Depuis que vous voulez vendre la maison.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Bientôt ça va être de notre faute !
Je connais bien Manon et elle est en train de monter en pression. Son père aussi.
— On t’offre la meilleure éducation, on te laisse toute la liberté que tu veux, et voilà ce que tu en fais !
Manon pousse un cri. Je devrais plutôt dire un hurlement. Si certains voisins ne s’étaient pas encore rendu compte de ce qui se passait, cette fois, ils sont prévenus.
— Mais vous êtes cons ou quoi ! explose-t-elle. Vous pensez vraiment que je fais la pute avec mes copines ? Et puis vous croyez vraiment que vos vêtements sont moins vulgaires que les nôtres ?
Son père regarde son joli pantalon années trente et sa mère son sweat violet.
Manon est lancée et je crains le pire.
— Je ne veux pas que vous vendiez cette maison. Je ne veux pas que vous divorciez ! Je ne veux pas que ces têtes de nœud l’achètent ! ajoute-t-elle en désignant les visiteurs. Vous ne savez même pas pourquoi vous allez divorcer ! Il n’y a pas que vous qui ayez un avis sur nous. J’ai moi aussi un avis sur vous ! Vous nous prenez toujours pour des bébés, mais on a grandi. Si je vous voyais malheureux ensemble ou vous taper, je comprendrais mais là, il n’y a rien qui justifie votre comportement à part votre immaturité ! Il y a des gens comme vous plein la cour du collège. La seule différence, c’est la carte de crédit et les rides ! Vous vous chamaillez pour les programmes télé, toi tu veux bouffer de la viande et toi tu le gonfles avec tes légumes. Et après on nous bassine pour être responsables ! Des mômes ! Ce n’est pas l’autre que vous n’aimez plus, c’est vous-même et votre petite vie que vous détestez. Alors changez et ne foutez pas en l’air notre vie pour autant. Qu’est-ce que vous allez devenir ? Toi avec ton bon salaire et tes « grands vins », tu vas te lever des petites jeunes ? Ça marchera combien de temps ? Tu y as réfléchi ? Il faudra que je supporte toutes tes conquêtes quand on se verra ? Et toi, tu t’es remise au sport pour draguer des jeunes mecs comme Léo ? Non mais franchement, vous avez perdu l’esprit. C’est pas parce que votre vie se résume à la Coupe d’Europe et aux soldes qu’il faut tout envoyer valser. Réagissez ! Pour vous empêcher de faire des conneries, j’ai déjà été jusqu’à me couper les cheveux, mais ça ne vous a même pas calmés deux jours. Alors aujourd’hui, avec ceux qui m’aident à tenir le coup, j’en suis réduite à faire n’importe quoi pour empêcher vos conneries ! Et mes potes s’occupent mieux de moi que vous !
Elle a sorti les derniers mots comme on expulse un bouchon. Elle a vidé son sac. C’est elle la bête sauvage, maintenant. Au moins, elle ne nous bouffera pas puisqu’on est dans son camp.
Son père demande :
— Ton frère est au courant ?
Manon lui désigne un bel érable juste à l’angle de leur jardin.
— Il devait faire un junkie, là. Mais il a eu un rattrapage de partiel au dernier moment.
Manon se met à pleurer. J’ai envie de la prendre dans mes bras et, cette fois, je ne vais laisser personne le faire avant moi. C’est bien connu, les filles de joie se consolent entre elles des malheurs de la vie.
Léo referme sa braguette. Le père se retourne vers les acheteurs et déclare :
— Je suis navré. Notre maison n’est plus à vendre. Je vais vous demander de nous laisser.
La mère s’approche de sa fille.
— Pourquoi tu ne nous en as pas parlé avant ?
— La seule fois où j’ai essayé, tu m’as envoyée balader. Vous n’écoutez rien.
Le talkie-walkie grésille à l’intérieur. Nous sommes à quelques mètres mais nous entendons tous clairement la voix de Tibor :
— Il faut se barrer, les flics débarquent ! Vite, sauvez-vous ! Et vous, ne touchez pas à mon chien !
La voix à la radio s’estompe mais c’est le vacarme dans la rue qui prend le relais. Bruit de course, cris, aboiements. Tibor passe à fond de train devant la haie du jardin. En fait, on ne le savait pas, mais il court super vite ! Trois flics le poursuivent. Il beugle :
— Je suis pas un vrai clodo ! C’est pas du vrai vomi ! Vous avez qu’à goûter !
— Arrêtez-vous ! Police !
— Foutez-moi la paix !
58
Le drame est arrivé au moment où l’on s’y attendait le moins. Jeudi matin, nous étions en classe à préparer le calendrier des révisions de maths avec Mme Serben, prenant soudain conscience qu’il ne restait plus que quelques semaines avant les épreuves. Depuis qu’on est petits, on nous parle du bac. Cette fois, on y est. La panique était en train de nous gagner. J’étais installée à côté de mon binôme de révision, Marie. Léa était assise quelques rangs devant, à côté d’Axel, mais je n’y étais pour rien. Ce n’est pas moi qui ai choisi Marie pour faire équipe. Bien sûr, si cela avait été possible, j’aurais pris ma meilleure amie, mais croire qu’elle allait réviser aussi dur que nous était illusoire, alors les profs ont tranché pour moi. J’ai eu beaucoup de mal à l’accepter, mais c’est effectivement plus raisonnable de faire équipe avec quelqu’un qui ne redoublera pas. Marie s’est presque excusée de prendre la place de Léa. On en était là quand ça s’est produit.