Même s’il n’est pas le dernier pour rigoler, je ne l’ai vu qu’une seule fois vraiment heureux. C’était l’année dernière, en sport. Il pleuvait à verse et nous étions dans le cycle rugby. Par une idée comme seuls les profs de sport peuvent en avoir, la partie était mixte, histoire de prouver que les femmes sont bien les égales des hommes. Dans chaque équipe, les mecs chargeaient pendant que les filles fuyaient. Des cochons au milieu des poules. Un grand moment de pédagogie… Nous étions tous trempés, couverts de boue, et le stade où l’on espère encore ne pas trop se salir était dépassé depuis longtemps. Tibor était arbitre, mais au lieu de surveiller le match, il essayait d’apprendre au chien du gardien à souffler dans le sifflet. Nous étions tous répugnants et, foutu pour foutu, se jeter dans les mares devenait presque un jeu en soi.
Le prof avait équitablement réparti les costauds dans chaque camp. Axel était avec nous et Louis, le grand métis, était dans l’autre équipe. Personne n’arrivait à arrêter Axel, sauf Louis. Nous nous efforcions tous de lui passer la balle et de lui ouvrir le chemin. Je courais à côté d’Axel, ou pour être plus honnête, Axel est passé près de moi en courant pendant que je le regardais. Louis l’a plaqué. J’étais face à eux deux au moment où ils sont tombés. Emportés par leur élan, ils ont glissé presque jusqu’à mes pieds. J’ai d’abord eu peur, mais la fascination a vite pris le dessus. Je me trouvais au bon endroit pour voir. Heureux de jouer, Axel a eu un sourire comme je ne lui en avais jamais vu. Ses dents blanches illuminaient son visage couvert de terre. Ses yeux brillaient d’un éclat de pure énergie et je l’ai entendu exploser de rire. C’était puissant, physique. Louis a repris le ballon et s’est sauvé pour marquer. Axel a perdu le point, mais il était heureux. Il est resté quelques instants au sol, sous la pluie, dans la boue, à irradier le bonheur. Il n’a pas remarqué que je l’observais, et personne d’autre que moi n’a perçu son expression. C’est la seule fois où je l’ai vu dégager cela. Ça ne s’est plus jamais reproduit — en ma présence en tout cas. Au-delà du garçon sérieux qui fait toujours ce qu’il doit, j’avais entrevu autre chose. Ce moment reste en moi comme un trésor, comme un secret. J’espère qu’un jour je pourrai lui en parler. Je suis déjà jalouse de celle qui provoquera cela en lui, car je dois bien avouer autre chose : lorsque Axel parle à d’autres filles, ça m’agace. Je sais que c’est nul, mais je n’arrive pas à maîtriser ce sentiment. Vous vous dites sûrement que ma situation est d’une affligeante banalité et que, comme une midinette, je suis juste amoureuse d’un beau mec de mon âge. Je verrais une fille dans mon état, je penserais exactement pareil. Pourtant, je sens en moi qu’il y a autre chose et que même plus tard, dans des années, mariée à un autre et vivant au bout du monde, chaque fois que je penserai à Axel, j’éprouverai cet étrange sentiment, cette attirance bien plus forte qu’une séduction. Je ne sais pas quoi en penser. Normalement, je devrais en parler avec Léa, mais c’est impossible. Parfois, je voudrais en discuter avec maman, mais je ne sais pas si elle comprendrait. Pourtant, j’aimerais bien savoir où j’en suis. J’y pense tout le temps. Je me sens si seule vis-à-vis de ça. Je sais que ma tante Margot me répondrait franchement. Elle me dirait la vérité, avec l’esprit libre et irrévérencieux dont elle est capable, mais je ne la vois pas avant des semaines, et je ne me sens pas d’aborder ça au téléphone. Où en serai-je d’ici là ?
7
C’est parti pour deux heures d’initiation à l’économie, mais honnêtement, j’en suis plutôt contente. La plupart de ceux qui ont pris l’option ne l’ont pas choisie pour le peu de points que ça peut nous rapporter, mais parce que c’est M. Rossi qui fait cours. Et puis comme il le dit lui-même, c’est une matière où il y a tout à comprendre et rien à apprendre. M. Rossi n’est pas plus jeune que les autres enseignants, mais il a quelque chose de différent. Il ne se contente pas de nous débiter des leçons, il nous fait réagir, on échange. On est avec quelqu’un qui aime son sujet et qui souvent va bien au-delà, avec l’envie de nous faire découvrir des choses.
— Akshan Palany est un économiste indien de la seconde moitié du XXe siècle qui a développé une théorie très intéressante sur les structures de l’économie, explique-t-il. Parce qu’elle a le mérite de proposer une perspective inhabituelle, elle inspire de plus en plus de travaux de recherche partout dans le monde. Palany considère que la réussite d’un modèle économique ne se fonde pas sur la concordance des intérêts mais sur la répartition des missions et la complémentarité des besoins. En d’autres termes, il dit que plutôt que d’orienter la demande pour la standardiser et simplifier la production au bénéfice de ceux qui offrent, il faut écouter cette demande et s’y adapter en y répondant par les standards d’exigence les plus qualitatifs possibles. Le mot « mission » revient régulièrement dans son travail et il insiste sur le fait que plutôt que de se recommander de grands principes pompeux rarement appliqués, chacun doit tenir sa place sans prétendre être autre chose que ce qu’il est. Akshan Palany dit qu’aucune économie n’est viable sans intégrité. Le mot peut paraître galvaudé aujourd’hui, mais il en fait pourtant la règle première. Tout le monde peut trouver sa place dans un schéma de partage et d’échange, y compris commercial, mais personne ne doit faire autre chose que son travail. À chacun sa mission. Selon lui, tout le reste découle de ce principe simple. Une fois que les rouages sont en place et clairement identifiés, la mécanique économique peut tourner. Le boulanger fait le pain, le pompier éteint le feu, le juge rend la justice, le médecin soigne, etc. Il est important de préciser qu’Akshan Palany n’est ni un utopiste, ni un postcommuniste. Présentée ainsi, sa vision peut paraître naïve, mais elle trouve tout son intérêt dans l’observation des dérives que nous subissons aujourd’hui. Akshan Palany considère que l’échec de nos civilisations résulte directement du fait que plus personne ne remplit la mission qu’il est supposé assumer. Le décalage entre la fonction et l’action crée une perte de repères et de confiance qui est, à son avis, préjudiciable à nos sociétés. Il cite entre autres les politiques devenus incapables de penser notre société, les entreprises pharmaceutiques qui s’acharnent à vendre les médicaments — même toxiques — plutôt qu’à soigner, les salariés qui passent leur temps sur les réseaux sociaux pendant leurs heures de travail, les banques qui font du profit sur le dos de ceux dont elles devraient gérer les actifs, ou les médias qui servent des intérêts plus que l’information.