Maintenant, le soleil brillait avec force. Les beaux nuages blancs se levaient à l’est, glissaient lentement dans le ciel. De temps à autre, l’ombre froide passait sur la place, éteignait les marques des feuillages sur le sol. Esther pensait que c’était une belle journée pour partir en voyage. Elle imaginait son père qui marchait à travers la montagne, tout à fait sur la ligne des crêtes, avec l’immensité des vallées encore dans l’ombre. Peut-être que de là où il était, il voyait le village, avec sa place minuscule, et la foule noire qui devait ressembler à des fourmis.
Peut-être qu’il descendait vers le fond de la vallée encore dans l’ombre, à travers les champs d’herbes jaunissantes, du côté de Nantelle ou des Châtaigniers, là où il avait rendez-vous avec les Juifs qui arrivaient de Nice, de Cannes, de plus loin encore, fuyant l’avance des soldats allemands ?
Tout d’un coup, sur la place, il y a eu un grondement de moteurs, et les Italiens ont commencé à partir. Sans doute avaient-ils reçu le signal qu’ils attendaient depuis l’aube, ou bien ils s’étaient impatientés, ils ne pouvaient plus supporter d’attendre. Ils sont partis les uns après les autres, par groupes, la plupart à pied. Ils partaient dans le grondement des moteurs, sans parler, sans s’appeler. Les camions s’ébranlaient et commençaient à monter la route dans la direction des hautes montagnes, le long de la vallée du Boréon. Le grondement des moteurs s’enflait, se répercutait dans le fond de la vallée, revenait comme l’écho du tonnerre. Tandis que les soldats se hâtaient, Esther s’est approchée de l’hôtel. Peut-être qu’elle allait apercevoir Rachel, à un moment, quand elle quitterait l’hôtel avec le capitaine Mondoloni. Il y avait des hommes en civil, en imperméable avec des chapeaux de feutre, des femmes aussi, mais Rachel n’était pas avec eux. Tout allait si vite, dans une telle bousculade qu’elle était peut-être passée sans qu’Esther la voie, elle était peut-être montée elle aussi dans un camion, avec ces gens. Le cœur d’Esther battait très fort, elle sentait sa gorge se serrer pendant qu’elle regardait les derniers soldats italiens qui se pressaient autour des camions, qui sautaient en marche sur les plates-formes bâchées. Tout était si gris et triste, Esther aurait bien aimé voir la chevelure de cuivre de Rachel, une dernière fois. Des gens sur la place disaient que les officiers étaient partis très tôt, avant dix heures. Alors, Rachel marchait déjà dans la montagne, elle franchissait la ligne de frontière, au col de Ciriega.
Maintenant, les gens commençaient à partir. Au centre de la place, près de la fontaine, un groupe d’hommes s’était réuni autour de M. Seligman, le maître d’école. Esther a reconnu certains de ceux qui venaient voir son père, quelquefois, le soir, dans la cuisine. Ils ont discuté un long moment, parce que les uns voulaient suivre la même route que les camions des Italiens, et passer le col de Ciriega, et les autres voulaient partir par le chemin le plus court, par le col de Fenestre. Ils disaient que c’était dangereux de marcher derrière les Italiens, que c’était probablement le chemin que prendraient les Allemands pour les bombarder.
Ensuite le maître, M. Seligman, est monté sur le rebord de la fontaine. Il semblait inquiet et ému, et pourtant sa voix résonnait clairement, comme lorsqu’il lisait les livres aux enfants. Il a d’abord dit quelques mots en français : « Mes amis ! Mes amis… Écoutez-moi. » Le brouhaha du départ s’est arrêté, et les gens qui avaient commencé à s’en aller ont déposé leurs valises pour écouter. Alors, de la même voix claire et forte avec laquelle il lisait aux enfants les Animaux malades de la peste ou des extraits de Nana, il a récité ces vers qui sont restés marqués pour toujours dans la mémoire d’Esther, il les a prononcés lentement, comme si c’étaient les paroles d’une prière, et longtemps plus tard Esther a appris qu’ils avaient été écrits par un homme qui s’appelait Hayyim Nahman Bialik :
À côté d’Esther, Elizabeth pleurait silencieusement. Les sanglots secouaient ses épaules et son visage était figé dans une grimace, et c’était plus terrible que tous les bruits et tous les cris du monde, pensait Esther. Elle a serré sa mère contre elle de toutes ses forces, pour étouffer les sanglots, comme on fait avec un enfant.
Déjà, les gens marchaient vers le haut de la place, ils passaient devant la fontaine où M. Seligman les regardait. Les hommes marchaient en tête, suivis par les femmes, les vieillards et les enfants. Cela faisait une longue troupe noire et grise, sous le soleil ardent, dans le genre d’un enterrement.
En passant devant l’hôtel, Esther a vu la silhouette de M. Ferne, une ombre furtive à demi cachée sous un platane. Avec ses jambes arquées, sa longue veste grisâtre aux poches avachies, sa casquette et sa barbiche, il semblait un gardien de cimetière assistant de loin à une cérémonie qui ne le concernait pas vraiment. Malgré la tristesse de sa mère, malgré l’inquiétude qui serrait sa gorge, quand Esther a vu la silhouette de M. Ferne, elle a eu envie de rire. Elle se rappelait comme il se cachait, quand les soldats italiens remontaient la rue en faisant brinquebaler le piano. Elle a couru vers lui, elle lui a pris la main. Le vieil homme l’a regardée comme s’il ne la reconnaissait pas. Il secouait la tête, et sa drôle de barbiche s’agitait pendant qu’il répétait : « Non, non, partez, partez tous, moi je ne peux pas, je dois rester ici. Où irais-je, dans la montagne ? » Esther lui serrait la main de toutes ses forces, et elle sentait les larmes qui embuaient ses yeux. « Mais les Allemands vont venir, vous devez partir avec nous. » M. Ferne continuait à regarder les gens qui marchaient sur la place. « Mais non. » Il parlait doucement, presque à voix basse. « Mais non. Qu’est-ce qu’ils feraient d’un vieux comme moi ? » Puis il a embrassé Esther une seule fois, très vite, et il s’est reculé. « Au revoir, maintenant. Au revoir. » Esther est retournée en courant auprès de sa mère, et elles ont commencé à marcher avec les autres, dans la direction du haut du village. Quand elle s’est retournée, Esther n’a plus vu M. Ferne. Peut-être qu’il était déjà retourné auprès de son piano, dans la cuisine obscure de la villa. Seules quelques personnes étaient encore debout sous les arcades de la mairie, des gens du village, des femmes vêtues de leurs robes à fleurs, de leurs tabliers. Ils regardaient la troupe des fugitifs qui disparaissait déjà en haut du village, à l’endroit où commencent les champs d’herbes et les bois de châtaigniers.
Maintenant les gens marchaient sur la route, au soleil de midi, ils étaient si nombreux qu’Esther ne voyait pas le commencement ni la fin de la troupe. Il n’y avait plus de grondements de moteurs dans la vallée, plus un bruit, rien que le raclement des pieds sur la route de pierres, et cela faisait une rumeur étrange, un bruit de fleuve sur les galets.
Esther marchait en regardant les gens autour d’elle. Elle les reconnaissait, pour la plupart. C’étaient les gens qu’elle avait vus, dans les rues de la ville, au marché, ou bien sur la place, l’après-midi, en train de bavarder par petits groupes, pendant que les enfants couraient en poussant leurs cris stridents. Il y avait les vieux, avec leurs grands manteaux à col de fourrure, coiffés de leurs chapeaux noirs d’où sortaient les nattes de cheveux gris. Il y avait celui qu’on appelait le hazan, M. Yacov, qui marchait à côté du vieux Eïzik Salanter, ses lourdes valises à la main. À part le Reb Eïzik et M. Yacov, Esther ne connaissait pas leurs noms. C’étaient les Juifs les plus pauvres, ceux qui étaient venus d’Allemagne, de Pologne, de Russie, qui avaient tout perdu dans la guerre. Quand elle était entrée dans le temple, dans le chalet en haut du village, Esther les avait vus, debout autour de la table où étaient allumées les lumières, la tête voilée par le grand châle blanc, elle les avait entendus réciter les paroles du livre dans la langue mystérieuse et si belle, qui entrait au fond de vous sans qu’on la comprenne.