Puisque nous devons peut-être attendre toute la nuit sur ce quai, autant s’organiser. J’ai mis les deux valises à plat, et maman est assise par terre, le haut de son corps appuyé sur les valises. Je compte bien l’imiter tout à l’heure. Quand tout cela finira-t-il ? Il me semble aujourd’hui que je n’ai jamais cessé de voyager depuis que je suis née, dans les trains, dans les autocars, sur les routes de montagne, et puis allant d’un logement à un autre, à Nice, à Saint-Martin, à Festiona puis Nice encore, et Orléans, Paris jusqu’à ce que la guerre soit finie. C’est là que j’ai compris que je ne pourrai jamais cesser de voyager, que je n’aurai jamais de repos. Je voudrais ne plus pouvoir penser à Saint-Martin, à Berthemont. Maman a dit un jour que ces noms-là étaient des noms maudits, qu’on ne devait plus les dire. Plus y penser même.
Le Berger m’a parlé tout à l’heure, quand je revenais des toilettes de la gare. Je passais sous la pendule, et il était là, assis sur sa valise au milieu des gens couchés. À côté de lui, il y avait le groupe des Juifs habillés de noir, en train de bavarder et de fumer. Il m’a dit : « Bonjour mademoiselle », avec sa voix un peu grave. Il m’a dit : « C’est long, d’attendre sur un quai », et : « Vous n’avez pas trop froid ? » avec un accent de Parisien, je crois. J’ai vu qu’il avait une petite cicatrice près de la lèvre, j’ai pensé à mon père. Je ne sais plus ce que j’ai dit, peut-être que je suis repartie sans répondre, la tête baissée, parce que j’étais si lasse, si désespérément fatiguée. Je crois que j’ai grogné quelque chose de désagréable, pour pouvoir m’en aller plus vite, m’installer le buste appuyé contre les valises, les jambes repliées de côté, le plus près possible de maman. Je crois que je n’avais jamais encore pensé qu’elle pouvait mourir.
Les nuits sont longues, quand il fait froid et qu’on attend un train. Je n’ai pas pu dormir un instant, malgré la fatigue, malgré le vide qui était autour de moi. Je regardais sans cesse autour de moi, comme pour m’assurer que rien n’avait changé, que tout continuait d’être réel. Je regardais cela, la gare immense avec sa verrière où ruisselait la pluie, les quais dont l’extrémité se perdait dans la nuit, les halos autour des réverbères, et je pensais : je suis ici, voilà. Je suis à Marseille, c’est la dernière fois de ma vie que je vois cela. Je ne dois pas l’oublier, jamais, même si je dois vivre aussi vieille que Mme d’Aleu, la vieille dame aveugle qui partage notre appartement au 26 de la rue des Gravilliers. Je ne dois jamais rien oublier de tout cela. Alors, je me redressais un peu, en m’appuyant sur les vieilles valises, et je regardais les corps étendus sur le quai, contre les murs, et les gens qui somnolaient assis sur les bancs, enveloppés dans leurs couvertures, et on aurait dit des dépouilles, des habits jetés. Mes yeux brûlaient, je sentais un vertige dans ma tête, j’entendais le bruit des respirations, lourd, profond, et je sentais les larmes couler sur mes joues, le long de mon nez, goutter sur la valise, sans comprendre pourquoi elles sortaient de mes yeux. Maman bougeait un peu dans son sommeil, elle geignait, et je lui caressais les cheveux comme on fait à un enfant pour qu’elle ne se réveille pas. Là-bas, la pendule montrait sa face blafarde, sa face de lune, où les heures avançaient si lentement : une heure, deux heures, deux heures et demie. J’essayais d’apercevoir le Berger, au bout du quai, sous la pendule, mais il avait disparu. Lui aussi était devenu une dépouille, un haillon jeté. Alors, la joue appuyée contre la valise, je pensais à tout ce qui était arrivé, à tout ce qui allait advenir, comme cela, lentement, en suivant un chemin au hasard, comme quand on écrit une lettre. Je pensais à mon père, quand il était parti, la dernière image que j’avais gardée de lui, grand, fort, son visage doux, ses cheveux bouclés très noirs, son regard, comme s’il voulait s’excuser, comme s’il avait fait une bêtise. Un instant, il était là, il m’embrassait, il me serrait fort contre lui, à me faire perdre le souffle, et je riais en le repoussant un peu. Puis il était parti, pendant mon sommeil, laissant seulement l’image de ce visage sérieux, de ces yeux qui voulaient se faire pardonner.
Je pense à lui. Quelquefois je fais semblant de croire que c’est lui que nous allons retrouver, au bout de ce voyage. Il y a longtemps que je me suis entraînée à faire semblant, jusqu’à ce que j’y croie. C’est difficile à expliquer. C’est comme le courant qui passe de l’aimant à la plume de fer. Un moment la plume bouge, frémit. L’instant d’après, si vite qu’on n’a rien pu voir, la plume est collée à l’aimant. Je me souviens, quand j’avais dix ans, c’était au début de la guerre, quand nous avions fui Nice, vers Saint-Martin, cet été-là mon père m’avait emmenée en bas de la vallée voir les moissons, peut-être à l’endroit même où j’étais retournée trois ans après avec le jeune Gasparini. Nous avions fait tout le chemin dans la charrette à cheval, et mon père avait aidé les fermiers à faucher, et à lier les bottes de blé. Moi je restais près de lui, derrière lui, je respirais l’odeur de sa sueur. Il avait enlevé sa chemise et je voyais les muscles tendus de chaque côté de son dos sous la peau blanche, comme des cordes. Tout d’un coup, malgré le soleil, malgré les cris des gens et l’odeur du blé coupé, j’avais compris que ça allait finir, j’avais pensé cela très fort, que mon père devrait s’en aller, pour toujours, comme nous aujourd’hui. Je m’en souviens, cette idée-là est venue tranquillement, en faisant à peine un petit bruissement, et d’un seul coup elle a fondu sur moi, elle m’a serré le cœur dans sa griffe, et je n’ai plus pu faire semblant de rien. Saisie d’horreur, j’ai couru sur le chemin au milieu des blés, sous le ciel bleu, je me suis échappée aussi vite que j’ai pu. Je ne pouvais plus crier, ni pleurer, je ne pouvais que courir de toutes mes forces, en sentant cette étreinte qui broyait mon cœur, qui m’étouffait. Mon père s’est mis à courir derrière moi, il m’a rattrapée sur la route, il m’a soulevée, arrachée du sol, je m’en souviens, et moi je me débattais, il m’a serrée contre sa poitrine, cherchant à calmer mes sanglots sans larmes, mes hoquets, en caressant mes cheveux et ma nuque. Ensuite il ne m’a jamais posé aucune question, il ne m’a pas fait de reproches. Aux gens, qui demandaient ce qui s’était passé, il a dit seulement, rien, rien du tout, elle a eu peur. Mais j’ai vu dans ses yeux qu’il avait compris, qu’il avait senti cela aussi, le passage de cette ombre froide, malgré la belle lumière de midi et l’or des blés.
Je me souviens aussi un jour, avec maman, nous étions allées nous promener du côté de Berthemont, nous avions suivi le torrent soufré au-dessus de l’hôtel en ruine. Déjà mon père était parti, il avait rejoint les gens des maquis, c’était mystérieux. Il y avait eu un échange de billets que mon père lisait à la hâte et qu’il brûlait tout de suite, et maman s’était habillée à la hâte. Elle m’avait prise par la main, on avait marché vite sur la route déserte, le long de la rivière, jusqu’à l’hôtel abandonné. Par un petit escalier d’abord, puis le long d’un sentier étroit, on avait commencé à escalader la montagne, maman marchait vite, sans s’essouffler, et j’avais du mal à la suivre, mais je n’osais rien dire parce que c’était la première fois que j’allais avec elle. Elle avait cette expression d’impatience que je ne retrouve plus aujourd’hui, ses yeux brillaient de fièvre. Nous marchions très haut maintenant, sur une pente couverte d’immenses herbages, et partout autour de nous c’était le ciel. Je n’étais encore jamais allée si haut, si loin, et j’avais le cœur qui battait fort, de fatigue, d’inquiétude. Puis nous étions arrivées en haut de cette pente, et là, au pied des sommets, il y avait une vaste plaine d’herbes, semée de cabanes de bergers en pierres sèches noires. Maman était allée jusqu’aux premières cabanes, et quand nous étions arrivées, mon père était apparu. Il était debout au milieu des grandes herbes, il ressemblait à un chasseur. Il avait des habits déchirés et salis, et il portait un fusil en bandoulière. J’avais du mal à le reconnaître, parce que sa barbe avait poussé et son visage était tanné par le soleil. Comme d’habitude, il m’a soulevée et il m’a serrée contre lui très fort. Et puis avec maman il s’était allongé dans l’herbe, près de la cabane de pierres, et ils avaient parlé. Je les entendais parler, et rire, mais je restais un peu à l’écart. Je jouais avec les cailloux, je m’en souviens, je les jetais sur le dos de ma main comme des osselets.