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Je peux entendre encore leurs voix et leurs rires, cet après-midi-là, sur la pente d’herbages immenses, avec le ciel qui nous entourait. Les nuages roulaient, dessinaient des volutes éblouissantes sur le bleu du ciel, et j’entendais les rires et les éclats de voix de mon père et de ma mère, à côté de moi, dans les herbes. Et c’est là, à ce moment-là, que j’ai compris que mon père allait mourir. L’idée m’est venue, et j’avais beau l’écarter, elle revenait, et j’entendais sa voix, son rire, je savais qu’il suffisait que je me retourne pour les voir, pour voir son visage, ses cheveux et sa barbe brillant au soleil, sa chemise, et la silhouette de maman, couchée contre lui. Et tout d’un coup, je me suis jetée sur le sol, et je mordais ma main pour ne pas crier, pour ne pas pleurer, et malgré cela je sentais les larmes qui glissaient hors de moi, le vide qui se creusait dans mon ventre, qui s’ouvrait au-dehors, un vide, un froid, et je ne pouvais m’empêcher de penser qu’il allait mourir, qu’il devait mourir.

C’est cela que je dois oublier, dans ce voyage, comme disait l’oncle Simon Ruben, « Il faut oublier, il faut partir pour oublier ! »

Ici, au fond de la baie d’Alon, tout semble si loin, comme si c’était arrivé à quelqu’un d’autre, dans un autre monde. Le vent du nord souffle fort dans la nuit, et je suis serrée contre maman, la couverture dure de Simon Ruben remontée jusqu’aux yeux. Il y a si longtemps que je n’ai pas dormi. Tout mon corps me fait mal, mes yeux brûlent. Le bruit de la mer me rassure, même si c’est la tempête. C’est la première fois de ma vie que je couche au bord de la mer. Par la fenêtre du wagon, debout dans le couloir à côté de maman, avant d’arriver à Marseille, je l’ai vue dans le crépuscule, un instant étincelante, ridée par le vent. Tout le monde était du même côté du wagon pour voir la mer. Ensuite, dans le train qui roulait vers Bandol, j’ai essayé de l’apercevoir, le front collé à la vitre froide, bousculée par les cahots et les virages. Mais il n’y avait rien d’autre que le noir, les éclairs de lumière, et les lampes lointaines qui dansaient comme les feux des navires.

Le train s’est arrêté à la gare de Cassis, et beaucoup de gens sont descendus, des hommes et des femmes enveloppés dans leurs manteaux, certains avec de grands parapluies comme s’ils allaient marcher sur les boulevards. J’ai regardé au-dehors, pour essayer de voir si le Berger était descendu avec eux, mais il n’était pas sur le quai. Ensuite le train s’est ébranlé lentement, et les gens étaient debout sur le quai, ils s’éloignaient pareils à des fantômes, c’était triste et un peu drôle à la fois, pareils à des oiseaux fatigués, éblouis par le vent. Est-ce qu’ils vont à Jérusalem, eux aussi ? Ou bien est-ce qu’ils vont au Canada ? Mais on ne peut pas le savoir, on ne peut pas le demander. Il y a des gens qui écoutent, des gens qui voudraient savoir, pour nous empêcher de partir. Simon Ruben a dit cela, quand il nous a accompagnées sur le quai de la gare : « Ne parlez à personne. Ne demandez rien à personne. Il y a des gens qui vous écoutent. » Dans le Livre du Commencement, il a glissé un papier avec le nom et l’adresse de son frère, à Nice, Meubles Édouard Ruben, descente Crotti, c’est là qu’on doit dire qu’on va, si la police nous arrête. Ensuite nous sommes arrivées à Saint-Cyr, et tout le monde est descendu. Sur le quai de la gare, un homme nous attendait. Il a rassemblé tous ceux qui devaient partir, et on a commencé à marcher sur la route, guidés par la lumière de sa torche électrique, jusqu’au port d’Alon.

Maintenant, nous sommes sur la plage, à l’abri du cabanon en ruine, nous attendons l’aube. Peut-être que d’autres cherchent à voir, comme moi. Ils se redressent, ils regardent devant eux, ils cherchent à voir dans le noir la lumière du bateau, ils scrutent le fracas de la mer pour entendre les voix des marins qui appellent. Les pins géants grincent et craquent dans le vent, leurs aiguilles font le bruit des vagues sur une étrave. Le bateau qui doit venir est italien, comme Angelo Donati. Il s’appelle le Sette Fratelli, ce qui veut dire Sept Frères. Quand j’ai entendu ce nom pour la première fois, à Paris, j’ai pensé aux sept enfants perdus dans la forêt dans le conte du Petit Poucet. Il me semble qu’avec ce nom-là, rien ne peut nous arriver.

Je me souviens quand mon père parlait de Jérusalem, quand il racontait ce que c’était que cette ville, le soir, comme une histoire, avant de dormir. Ni lui, ni maman n’étaient croyants. C’est-à-dire qu’ils croyaient en D…, mais ils ne croyaient pas à la religion des Juifs, ni à aucune autre religion. Mais quand mon père parlait de Jérusalem, au temps du roi David, il racontait des choses extraordinaires. Je pensais que ça devait être la plus belle et la plus grande ville du monde, pas comme Paris en tout cas, car il n’y avait sûrement pas là-bas des rues noires ni d’immeubles vétustes, ni de gouttières crevées, ni d’escaliers qui sentaient mauvais, ni de ruisseaux où couraient les armées de rats. Quand vous dites Paris, il y a des gens qui pensent que vous avez de la chance, une si belle ville ! Mais à Jérusalem c’était sûrement autre chose. Comment était-ce ? Je n’arrivais pas bien à l’imaginer, une ville comme un nuage, avec des dômes et des clochers et des minarets (mon père disait qu’il y avait beaucoup de minarets), et des collines tout autour, plantées d’orangers et d’oliviers, une ville qui flottait au-dessus du désert comme un mirage, une ville où il n’y avait rien de banal, rien de sale, rien de dangereux. Une ville où on passait son temps à prier et à rêver.

Je crois que je ne savais pas bien ce que ça voulait dire alors, prier. Peut-être que je pensais que c’était comme les rêves, quand on laisse glisser autour de soi des choses secrètes, ce qu’on souhaite et ce qu’on aime le mieux au monde, avant de partir dans le sommeil.

Maman avait parlé souvent de cela, elle aussi. Les derniers temps, à Paris, elle ne vivait plus que pour ce nom de Jérusalem. Elle ne parlait pas vraiment de la ville, ni du pays, Eretz Israël, mais de tout ce qui avait existé là-bas, autrefois, de tout ce qui allait recommencer. Pour elle, c’était une porte, c’est ce qu’elle disait.

Le vent froid entre peu à peu en moi, me traverse. C’est un vent qui ne vient pas de la mer, mais qui souffle du nord, par-dessus les collines, qui résonne entre les fûts des grands arbres. Il fait gris, maintenant, et je vois les troncs très hauts, et le ciel entre les branches. Mais on n’aperçoit pas encore la mer. Maman s’est réveillée, à cause du froid de l’aube. Je sens son corps qui frissonne à côté du mien. Je l’ai serrée plus fort contre moi. Je lui dis des mots pour la tranquilliser, pour la calmer. Est-ce qu’elle m’a entendue ? Je voudrais lui parler de tout cela, de la porte, lui dire que c’est vraiment difficile et long, de franchir cette porte. Il me semble que c’est elle l’enfant, et moi qui suis sa mère. Le voyage a commencé il y a si longtemps. Je me souviens de chaque étape, depuis le commencement. Quand nous sommes allées vivre à Paris, dans l’appartement de Simon Ruben, rue des Gravilliers, avec la vieille dame aveugle. Alors je ne parlais plus, je ne mangeais plus, seulement quand maman me donnait à manger à la cuillère, comme un bébé. J’étais devenue un bébé, je mouillais mon lit chaque nuit. Maman m’enveloppait de couches qu’elle fabriquait avec de vieux chiffons de toutes les couleurs. Il y avait un vide, après Saint-Martin, après la marche à travers la montagne jusqu’en Italie, la longue marche jusqu’à Festiona. Les souvenirs me revenaient comme des lambeaux, comme les traînées de brume sur les toits du village, et la montée de l’ombre dans la vallée en hiver. Cachée dans la chambre de la pension Passagieri, j’entendais les chiens aboyer, j’entendais le bruit lent des pas des orphelins qui se dirigeaient chaque soir vers l’église sombre, j’entendais encore la voix de Brao qui criait, Elena ! tandis que le maître d’école le poussait par l’épaule. Et la vallée ouverte jusqu’à la fenêtre de glace, les longues pentes rouillées que j’avais scrutées, les sentiers vides, seulement le vent, qui apportait les bruits de forge des villages, les cris vagues des enfants, rien que le vent, qui soufflait jusqu’au fond de moi, qui agrandissait le vide au fond de moi. L’oncle Simon Ruben avait tout essayé. Il avait essayé la prière, il avait fait venir le rabbin, et un médecin, pour me guérir de ce vide. La seule chose qu’il n’avait pas essayée, c’était l’hôpital, parce que maman n’aurait pas voulu, ni même qu’il demande l’aide de l’Assistance publique. Ce sont les années terrifiantes que j’ai laissées derrière moi, dans l’ombre froide, dans les couloirs et les escaliers de la rue des Gravilliers. Elles s’en vont, elles partent à l’envers comme le paysage derrière le train.