Jamais aucune nuit ne m’a paru aussi longue. Je me souviens, autrefois, avant Saint-Martin, j’attendais la nuit avec inquiétude, parce que je croyais que c’était à ce moment-là qu’on pouvait mourir, que c’était pendant la nuit que la mort volait les gens. On s’endormait vivant, et quand la nuit se dissipait, on avait disparu. C’est comme cela que Mme d’Aleu était morte, une nuit, en laissant son corps froid et blanc dans son lit, et l’oncle Simon Ruben était venu aider maman à faire la toilette des morts, pour l’enterrement. Maman m’avait rassurée, elle avait dit que ce n’était pas cela, que la mort ne volait personne, que c’était seulement le corps et l’esprit qui étaient fatigués et qu’ils s’arrêtaient de vivre, comme on s’endort. « Et quand on tue quelqu’un ? » J’avais demandé cela. J’avais demandé cela presque en criant, et maman avait détourné le regard, comme si elle avait honte d’avoir menti, comme si c’était sa faute. Parce qu’elle avait pensé tout de suite, elle aussi, à mon père, et elle avait dit : « Ceux qui tuent les autres leur volent la vie, ils sont comme des bêtes féroces, ils sont sans pitié. » Elle se souvenait elle aussi quand mon père partait dans la montagne, avec son fusil, elle se souvenait comme il disparaissait dans les hautes herbes, pour ne pas revenir. Quand les grandes personnes ne disent pas la vérité, elles détournent les yeux parce qu’elles ont peur que cela ne se voie dans leur regard. Mais déjà à ce moment-là, j’étais guérie du vide, je n’avais plus peur de la vérité.
C’est à ces nuits que je pense maintenant, dans le gris de l’aube, en écoutant le bruit de la mer sur les rochers de la baie d’Alon. Le bateau doit venir bientôt pour nous emmener à Jérusalem. Ces nuits sont soudées entre elles, elles ont recouvert les jours. Ces nuits sont entrées en moi, à Saint-Martin, elles ont laissé mon corps froid, seul et sans forces. Ici, sur la plage, avec le corps de maman serré contre le mien et tremblant, écoutant le bruit de sa respiration qui geint comme celle d’un enfant, je me souviens des nuits, quand nous sommes entrées au 26 de la rue des Gravilliers, le froid, le bruit de l’eau dans les gouttières, les grincements des ateliers dans la cour, les voix qui résonnaient, et maman était couchée contre moi dans la chambre étroite et froide, elle me serrait contre elle pour me réchauffer parce que la vie s’en allait de moi, la vie fuyait au-dehors, dans les draps, dans l’air, dans les murs.
J’écoute, et il me semble que je peux entendre autour de moi tous ceux qui attendent le bateau. Ils sont là, couchés dans le sable contre le mur du cabanon en ruine, sous les hauts pins qui nous abritent des rafales du vent. Je ne sais pas qui ils sont, je ne connais pas leurs noms, sauf le Berger, mais c’est le surnom que je lui donne. Ils ne sont que des visages à peine visibles dans la pénombre, des formes, des femmes enveloppées dans leurs manteaux, des vieux hommes tassés sous leurs grands parapluies. Tous avec les mêmes valises renforcées de ficelles, avec les mêmes couvertures de la Croix-Rouge ou de l’armée américaine. Quelque part, au milieu d’eux, le Berger, tout seul, pareil encore à un adolescent. Mais nous ne devons pas nous parler, nous ne devons rien savoir. Simon Ruben a dit cela, sur le quai de la gare. Il nous a embrassées longuement, maman et moi, il nous a donné un peu d’argent et sa bénédiction. Ainsi, nous ne sommes pas les seules à franchir cette porte. Il y en a d’autres, ici, sur cette plage, et ailleurs, des milliers d’autres qui attendent les bateaux qui vont partir pour ne plus jamais revenir. Ils vont vers les autres mondes, au Canada, en Amérique du Sud, en Afrique, là où on les attend peut-être, où ils pourront recommencer une autre vie. Mais ceux qui sont ici, avec nous, sur la plage d’Alon, qui nous attend ? À Jérusalem, disait l’oncle Simon Ruben avec un rire, il n’y a que les anges qui vous attendent. Combien de portes allons-nous franchir ? Chaque fois que nous traverserons l’horizon, ce sera comme une nouvelle porte. Pour ne pas désespérer, pour résister au vent froid, à la fatigue, il faut penser à la ville qui est semblable à un mirage, la ville de minarets et de dômes brillant au soleil, la ville de rêve et de prières suspendue au-dessus du désert. Dans cette ville, on peut sûrement oublier. Dans cette ville, il n’y a pas le noir des murs, le noir de l’eau qui ruisselle, le vide et le froid, ni la foule des boulevards qui vous bouscule. On peut vivre une nouvelle fois, on peut retrouver ce qui existait avant, l’odeur des blés dans la vallée, près de Saint-Martin, l’eau des ruisseaux quand la neige fond, le silence des après-midi, le ciel d’été, les sentiers qui s’enfoncent au milieu des herbes hautes, le bruit du torrent et la joue de Tristan sur ma poitrine. Je hais les voyages, je hais le temps ! C’est la vie avant la destruction qui est Jérusalem. Est-il vraiment possible de trouver cela, même en traversant les mers sur le Sette Fratelli ?
Le jour se lève. Pour la première fois, je peux penser à ce qui va venir. Bientôt, le bateau italien sera là, dans le port d’Alon que je commence à voir. Il me semble que je sens déjà le mouvement de la mer. La mer va nous emporter jusqu’à cette ville sainte, le vent va nous pousser jusqu’à la porte du désert. Jamais je n’ai parlé de D… avec mon père. Il ne voulait pas qu’on en parle. Il avait une façon de vous regarder, très simple et sans hésitation, qui vous empêchait de poser des questions. Après, quand il n’avait plus été là, cela n’avait plus d’importance. L’oncle Simon Ruben avait dit à maman, un jour, est-ce qu’il ne fallait pas commencer à songer à l’enseignement, il voulait dire, la religion, pour rattraper le temps perdu. Maman a toujours refusé, sans dire non, mais en disant seulement, on verra plus tard, parce que ce n’était pas la volonté de mon père. Elle disait que cela viendrait en son temps, quand je serais en âge de choisir. Elle aussi, elle croyait que la religion, c’était une affaire de choix. Même, elle ne voulait pas qu’on m’appelle par mon nom juif, elle disait : Hélène, puisque c’était aussi mon nom, celui qu’elle m’avait donné. Mais moi je m’appelais de mon vrai nom, Esther, je ne voulais plus d’autre nom. Un jour mon père m’avait raconté l’histoire d’Esther, qui s’appelait Hadassa, et qui n’avait ni père ni mère, et comment elle avait épousé le roi Assuérus, et qu’elle avait osé entrer dans la grande salle où se trouvait le roi, pour demander qu’on épargne son peuple. Et Simon Ruben m’avait parlé d’elle, mais il disait qu’il ne fallait pas prononcer le nom de D…, ni l’écrire, et pour cela, je croyais que c’était un nom qui ressemblait à la mer, un nom immense et impossible à connaître tout entier. Alors, maintenant, je sais que c’est vrai. Il faut que je traverse la mer, que j’aille de l’autre côté, jusqu’à Eretz Israël et Jérusalem, il faut que je trouve cette force. Jamais je n’aurais cru que c’était aussi grand, jamais je n’aurais pensé que c’était une telle porte à franchir. La fatigue, le froid m’empêchent de penser à autre chose. Je ne peux penser qu’à cette interminable nuit, qui maintenant s’achève dans l’aube grise, au vent dans les arbres géants, à la mer qui fait son bruit entre les pointes des rochers. Je m’endors dans cet instant, serrée contre maman, écoutant le vent battre la couverture comme une voile, écoutant le bruit incessant des vagues sur la plage de sable. Je rêve peut-être que, lorsque j’ouvrirai les yeux, le bateau sera là, sur la mer étincelante.