Alors j’aimais bien entendre les histoires que racontait Reb Joël. Il venait s’asseoir par terre, dans la lumière d’une des fenêtres, avec les enfants, et ses cheveux et ses habits noirs brillaient comme de la soie. Au début, Joël ne parlait que pour moi et pour Jacques Berger, sans élever la voix, pour ne pas déranger les autres. Il ouvrait son livre noir, et il lisait lentement, d’abord dans cette langue si belle, si âpre et douce, que j’avais entendue déjà dans le temple, à Saint-Martin. Puis il parlait en français, lentement, en cherchant ses mots, et parfois le Berger l’aidait, parce qu’il ne parlait pas bien cette langue. Après, maman venait aussi, et d’autres enfants, des filles, des garçons étrangers, qui ne parlaient pas notre langue, mais qui restaient quand même à écouter. Il y avait aussi une jeune fille qui s’appelait Judith, vêtue pauvrement, toujours avec un fichu à fleurs sur la tête, comme une paysanne. On attendait que Reb Joël commence à parler, et quand il commençait, c’était comme une voix intérieure qui disait ce qu’on entendait. Il parlait de la loi et de la religion, comme si c’étaient les choses les plus faciles du monde. Il disait ce que c’était que l’âme, simplement, en parlant de notre ombre, et la justice, en parlant de la lumière du soleil, de la beauté des enfants. Puis il prenait le Livre du Commencement, celui que l’oncle Simon Ruben avait donné à maman avant notre départ, et il expliquait ce qui était écrit. Il n’y avait rien de mieux que l’histoire du commencement du monde. Il disait d’abord les mots dans la langue divine, lentement, en faisant résonner chaque nom et chaque syllabe, et quelquefois on croyait qu’on avait compris rien qu’en entendant les mots de cette langue résonner ici, dans le silence de notre prison. Car à cet instant-là tout le monde cessait les bavardages et les discussions, et même les vieux hommes écoutaient, assis sur les lits de sangle. C’étaient les mots de D…, ceux qu’il avait suspendus dans l’espace avant de faire le monde. Joël disait lentement le nom dans un souffle, comme cela, « Elohim, Elohim, lui seul au milieu des autres, le plus grand des êtres, celui qui est seul et de lui-même, celui qui peut faire… ». Il disait les premiers jours, ici, dans cette grande salle, avec le rectangle des fenêtres qui tournait lentement sur le sol.
« Ainsi, premièrement, Elohim fit la personne du ciel, la personne de la terre. »
Je disais : « Des personnes ? Le ciel et la terre étaient des personnes ? »
« Oui, des personnes, les premières créatures, semblables à Elohim. »
Il lisait encore : « Car la terre était en train de naître et l’obscurité était dans le vide. » Il disait : « Elohim se servait du vide, le vide est le ciment de la terre, de l’existence. »
Il continuait : « Et le souffle du plus grand des êtres, Elohim, marchait et semait sur la surface des eaux. » Il disait : « Le souffle, l’haleine, sur le froid de l’eau. »
Il parlait du soleil, de la lune, c’étaient des contes. On ne pensait plus à l’ombre de la salle, au temps qui faisait tourner les fenêtres sur le sol.
C’était extraordinaire. Nous tous, Judith, même les jeunes enfants, nous comprenions aussitôt ce que voulaient dire ces paroles.
Il lisait encore : « Il dit, lui, le plus grand, la lumière sera. Et la lumière fut faite. Il vit, lui, le plus grand, comme c’était bien. Lui, le plus grand, il sépara la lumière de l’obscurité. » Il disait : « La lumière était ce qu’on pouvait connaître, et l’obscurité était le ciment de la terre. Alors l’un et l’autre étaient donnés pour toujours, séparés, et impossibles à garder ensemble. D’un côté l’intelligence, de l’autre le monde… »
« Alors lui, le plus grand des êtres, il donna comme nom à la lumière IOM, et à l’obscurité, LAYLA. » Nous entendions ces noms, les plus beaux noms que nous ayons jamais entendus. « IOM était comme la mer, sans limites, emplissant tout, donnant tout. LAYLA était le vide, le ciment du monde. » J’écoutais les mots de cette langue divine, qui résonnaient dans la prison. « Alors ce fut la fin du jour à l’ouest, et l’aube à l’est. IOM EHED. »
Quand Joël disait cela, Jour Un, c’était comme un frisson : le premier jour, le moment de la naissance.
« Alors il dit, le plus grand des êtres, il y aura une ouverture au centre des eaux. Et il fit, lui, le plus grand des êtres, cette rupture entre les eaux d’en bas et les eaux d’en haut. Cela fut fait. »
« Que sont les eaux d’en bas ? » Je demandais cela. Joël me regardait sans répondre. Enfin : « Attends, le livre ne parle pas sans raison. Écoute la suite : et il donna, lui, le plus grand des êtres, à cet espace le nom de SHAMAÏN, les cieux, les eaux d’en haut, et il y eut la nuit à l’ouest, l’aube à l’est. IOM SHENI. » Il attendait un bref instant, puis il reprenait : « Et il dit, lui, le plus grand des êtres, les eaux d’en bas seront conduites vers un seul point de rencontre, et on verra la terre. Et cela fut fait. »
« Pourquoi l’eau était-elle là d’abord ? »
« C’était le mouvement, avant l’immobilité, le premier mouvement de la vie. »
Je pensais à la mer qu’il faudrait traverser. La terre sans eau commencerait de l’autre côté. Joël lisait à nouveau, puis il traduisait :
« Et lui, le plus grand des êtres, il donna nom à la terre, ERETZ, et à l’eau qui bougeait il donna nom IAMMIM, l’eau sans fin, la mer. Et il vit, lui, le plus grand des êtres, que cela était bien. »
« Comment était Eretz ? » J’essayais d’imaginer les premières terres sorties de la mer, comme les îles sombres que j’avais vues, dans la tempête, sur le pont du Sette Fratelli.
« Comment le vois-tu ? » Joël se tournait vers moi, puis vers le Berger, et vers chacun de nous. Et comme personne ne disait rien :
« Tu vois, cela ne peut pas se dire… »
Il continuait : « Il dit, lui, le plus grand des êtres, sur la terre poussera l’herbe verte avec ses graines, chacune avec sa graine pour ensemencer la terre. Et cela fut fait. »
Il s’arrêtait : « Avez-vous pensé à cette graine ? »
Il disait : « Le mouvement qui unit la chaleur et le froid, qui unit l’intelligence et le monde. Le jour, la nuit, les graines, l’eau… Tout existait déjà… »
Il lisait les paroles du livre : « Et la terre fit pousser une herbe vive, chaque herbe avec sa graine, chaque herbe avec son fruit portant sa graine, selon l’espèce, et il vit, lui, le plus grand des êtres, que c’était bien. Et ce fut la nuit à l’ouest, et l’aube à l’est. IOM SHELISHI. »
La voix remue au fond de moi, elle touche mon cœur, mon ventre, elle est dans ma gorge et dans mes yeux. Cela me trouble tant que je m’éloigne un peu et que je me cache le visage dans le châle de maman. Chaque parole entre en moi pour briser quelque chose. La religion est ainsi. Elle brise des choses en vous, des choses qui empêchaient cette voix de circuler.
Chaque jour, depuis des semaines, dans cette prison, j’écoute la voix du maître. Avec les autres enfants, avec les femmes et les hommes, nous sommes assis sur le sol, et nous écoutons cet enseignement. Maintenant, je n’ai plus envie de m’enfuir, de courir dehors au soleil pour aller voir la mer. Ce que dit le livre a beaucoup plus d’importance que ce qu’il y a au-dehors.