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Joël lisait : « Et il dit, lui, le seul, il y aura une lumière dans le vide du ciel, pour séparer le jour de la nuit, et les lumières pour représenter le futur, pour mesurer le passage du temps, pour mesurer le changement des êtres vivants. »

« Est-ce que c’était cela, le temps ? »

Mais Joël me regardait sans répondre. Il lisait :

« Et elles seront comme des lumières brillant dans le vide du ciel, pour illuminer la vie sur la terre. Et cela fut fait. »

Puis il se tournait vers moi pour répondre :

« Ce n’est pas le temps qu’Elohim donnait. C’était l’intelligence, le pouvoir de comprendre. Ce qu’on appelle aujourd’hui la science. Tout était prêt pour que la mécanique du monde puisse marcher. La science, c’était la clarté des étoiles… »

Jamais personne ne m’avait parlé des étoiles, depuis que mon père me les avait montrées, un soir, l’été de sa mort. Les étoiles fixes, et les étoiles filantes, qui glissaient comme des gouttes sur la surface de la nuit. Ainsi, il m’avait donné mon nom, étoile, petite étoile…

« Et il fit, lui, le seul, les grandes lumières sœurs, la plus grande, au centre, le signe du jour, et la plus petite, le signe de la nuit. Et toutes celles qui s’appelaient Chochabim, les étoiles. »

Joël refermait le Livre du Commencement, parce que la nuit tombait. Le silence entrait dans la salle comme un froid. Nous nous levions, les uns après les autres, chacun pour regagner son coin. Avec maman, j’allais m’asseoir sur mon lit, près du mur. « Maintenant, je sais que nous arriverons jusqu’à Jérusalem. » Je disais cela pour redonner du courage à maman, mais parce que j’y croyais aussi. « Quand nous saurons tout ce qu’il y a dans le livre, nous serons arrivées. » Maman souriait : « C’est une bonne raison pour le lire. » J’aurais voulu demander à maman pourquoi mon père ne m’avait jamais lu le livre, pourquoi il préférait me lire les romans de Dickens. Peut-être qu’il voulait que je le trouve moi-même, le jour où j’en aurais vraiment besoin. Alors tout ce qu’il m’avait expliqué, et tout ce qu’on m’avait enseigné à l’école, jusqu’à présent, tout cela devenait clair et vrai, tout devenait facile à comprendre. C’était devenu réel.

L’avocat est venu nous voir dans notre prison. Il est arrivé tôt ce matin, avec un cartable plein de papiers, et il est resté une bonne partie de la journée, dans la grande salle, à parler avec les gens. Il a même mangé avec nous, quand les fusiliers marins ont apporté le repas, des pommes de terre bouillies et de la viande. Les vieux Juifs ne voulaient pas manger la viande, parce qu’ils disaient qu’elle n’était pas bonne, mais les femmes et les enfants ont mangé sans les écouter. Le Berger disait que l’important, c’était de vivre, pour avoir la force d’être libres et d’aller jusqu’à Jérusalem. L’avocat est venu parler aussi avec maman, et avec Jacques Berger, et à la mère de Judith qui était avec nous. L’avocat était un homme plus très jeune, vêtu d’un complet gris, avec des cheveux bien coiffes et une petite moustache. Il avait une voix très douce, et des yeux gentils, et maman était bien contente de pouvoir parler avec lui. Il a posé quelques questions à maman, pour savoir d’où on venait, qui on était, et pourquoi on avait décidé de partir pour Jérusalem. Il notait les noms et les réponses sur un cahier d’écolier, et quand il a su que mon père était mort pendant la guerre, à cause des Allemands, et qu’il était dans les maquis, il a écrit tout cela avec soin dans le cahier. Il a dit qu’on ne pouvait pas rester ici, dans cette prison. Pour Jacques Berger, et pour la mère de Judith, il a noté aussi leurs noms, et il a examiné tous les papiers avec soin, parce qu’on les lui avait donnés, au quartier général, avant qu’il ne vienne. Ensuite il a rendu à chacun ses papiers, sa carte d’identité ou son passeport. Les gens l’ont entouré, et il a serré la main à chacun. Les hommes et les femmes se pressaient autour de lui, ils lui posaient des questions, ils demandaient quand on allait être libérés, si on allait nous renvoyer à Paris. Ceux qui venaient de Pologne surtout cherchaient à savoir, les femmes parlaient toutes à la fois. Alors il a demandé le silence, et il a dit à voix forte, pour que chacun puisse entendre, et ceux qui ne parlaient pas le français se faisaient traduire en même temps ses paroles : « Mes amis, n’ayez aucune crainte, mes chers amis. Tout va s’arranger, vous allez bientôt être libres. Je vous le promets, vous n’avez rien à craindre. » Les voix disaient autour de lui : « Et le bateau ? Est-ce qu’on va pouvoir reprendre le bateau ? » Il y avait un brouhaha, avec ce mot de bateau, et l’avocat a dû parler encore plus fort. « Oui, mes amis, vous allez pouvoir continuer votre voyage. Le bateau est prêt à partir. Le commandant Frullo a fait installer les canots de sauvetage qui manquaient, et je vous promets… Je vous promets que vous pourrez reprendre votre voyage dans un ou deux jours. » Quand l’avocat est parti, la nuit tombait déjà. Il a serré encore les mains de tout le monde, même celles des petits enfants.

Et il répétait : « Ayez confiance, mes chers amis. Tout va s’arranger. »

Nous avons vécu les heures suivantes dans une sorte d’exaltation. Les femmes parlaient et riaient, et la nuit, les enfants ne voulaient pas dormir. C’était peut-être à cause du vent de sécheresse qui soufflait ces jours-là. Le ciel était si pur qu’on y voyait même la nuit. Moi je restais assise près d’une fenêtre, enveloppée dans ma couverture, et je regardais la lune glisser entre les barreaux, descendre vers le mur, au bout de l’esplanade. Dans la grande salle, les hommes parlaient à voix basse. Les vieux religieux priaient.

Maintenant il me semblait que la distance qui nous séparait de la grande ville sainte n’existait plus, comme si cette même lune qui glissait dans le ciel éclairait Jérusalem, les maisons, les jardins d’oliviers, les dômes et les minarets. Le temps non plus n’existait plus. C’était le même ciel qu’autrefois, quand Moïse attendait dans la maison de Pharaon, ou quand Abraham rêvait comment avaient été faits le soleil et la lune, les étoiles, l’eau, la terre, et tous les animaux du monde. Ici, dans cette prison de l’Arsenal, je savais que nous étions une partie de ce temps-là, et cela me faisait frissonner de peur et me faisait battre le cœur, comme quand j’écoutais les paroles du livre.

Cette nuit-là, le Berger est venu s’asseoir près de la fenêtre, à côté de moi. Lui non plus, il n’arrivait pas à dormir. Nous avons parlé, à voix basse. Peu à peu, autour de nous, les gens se sont couchés, et les enfants se sont endormis. On entendait le bruit régulier des respirations, les ronflements des vieux. Le Berger me parlait de Jérusalem, de cette ville où nous pourrions enfin être nous-mêmes. Il a dit qu’il allait travailler dans une ferme, et quand il aurait économisé, il irait faire ses études, peut-être en France, ou au Canada. Il ne connaissait personne là-bas, il n’avait ni parent, ni ami. Il a dit que maman et moi, nous pourrions aussi travailler dans un kibboutz. C’était la première fois que j’entendais parler de cela, de l’avenir, du travail. Je pensais aux champs de blé, à Roquebillière, et aux hommes qui avançaient en maniant les faux, aux enfants qui glanaient les épis. Mon cœur battait, je sentais la chaleur du soleil sur mon visage. J’étais si fatiguée, il me semblait que je n’avais pas cessé d’attendre, à Festiona, dans le champ, en haut du village, les yeux sur la paroi rocheuse où aboutissait le chemin du col, par où mon père n’avait jamais paru.

Alors j’ai mis ma tête contre l’épaule de Jacques Berger, et il a passé son bras autour de moi, comme quand je guettais l’arrivée du bateau, dans les rochers, à Port d’Alon. Je sentais l’odeur de son corps, l’odeur de ses cheveux. J’avais envie de dormir, enfin, de fermer les yeux, et quand je les rouvrirais, je serais au milieu des oliviers, dans les collines de Jérusalem, je verrais la lumière briller sur les toits et sur les minarets.