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Maman est venue. Sans rien dire, gentiment, elle m’a prise par le bras, elle m’a aidée à me lever, elle m’a conduite vers mon lit, près du mur. Le Berger a compris. Il s’est écarté, il a dit bonsoir avec une voix enrouée, et il est retourné jusqu’à son lit, du côté des hommes. Maman m’a couchée, elle m’a bien serrée dans ma couverture, pour que je n’aie pas froid. J’étais si fatiguée, jamais je n’avais aimé maman aussi fort, parce qu’elle ne disait rien. Elle m’a bien bordée dans ma couverture, comme quand j’étais petite, dans la mansarde, à Nice, et j’écoutais grincer la girouette sur les toits de tôle. Elle m’a embrassée près de l’oreille, comme j’aimais. Puis elle s’est couchée à son tour, et j’ai écouté son souffle régulier, sans entendre les respirations et les ronflements des autres dormeurs. Je me suis endormie alors qu’elle avait les yeux ouverts dans le noir et qu’elle me regardait.

Le Sette Fratelli est parti ce matin, à l’aube. La mer est lisse, sombre, encombrée de mouettes. Maintenant, nous avons le droit de monter sur le pont, à condition de ne pas gêner la manœuvre. L’avocat nous a accompagnés jusqu’au pied de la coupée. Il nous a serré la main à chacun, en disant : « Au revoir, mes amis. Bonne chance ! » Reb Joël, dans son habit noir, est monté le dernier. Il lui a demandé humblement ce qu’on pouvait faire pour le payer, mais l’avocat lui a serré la main, et il lui a dit : « Écrivez-moi quand vous serez arrivés. » Il est resté debout sur le quai. Le capitaine Frullo a donné l’ordre de lâcher les amarres. Le moteur du bateau s’est mis à vibrer plus fort, et nous avons commencé à nous éloigner. L’avocat restait sur le quai, secoué par les bourrasques, avec son cartable d’écolier à la main. Les femmes et les enfants ont agité leurs mouchoirs, et le quai est devenu de plus en plus petit, avec la silhouette à peine visible dans la lumière de l’aube.

Maman est enveloppée dans sa couverture et dans son châle noir, elle est déjà pâle à cause du roulis. Elle a regardé la côte s’éloigner, les grandes presqu’îles s’ouvrir. Elle est descendue se coucher dans la cale. Chacun a retrouvé la place qu’il occupait au début du voyage.

Au large, les dauphins ont accompagné notre navire, bondissant devant l’étrave. Puis le soleil est arrivé, et les dauphins sont allés se cacher. Ce soir, nous serons en Italie, à La Spezia.

Debout sur la passerelle, Esther regardait le pont du bateau, où les passagers s’étaient assemblés. Il faisait un temps extraordinaire. Pour la première fois depuis des jours, les nuages gris s’étaient écartés, et le soleil resplendissait. La mer était d’un bleu violent, magnifique. Esther ne se rassasiait pas de la regarder.

Cette nuit, le Sette Fratelli était passé au large de Chypre, tous feux éteints, machines arrêtées, à la seule vitesse du vent qui faisait claquer les voiles. Dans la cale, personne ne dormait, sauf les très jeunes enfants, qui n’avaient pas conscience du danger. Tout le monde savait que l’île était là, tout près, à bâbord, et que les vedettes anglaises patrouillaient. À Chypre, les Anglais avaient emprisonné des milliers de gens, hommes, femmes, enfants, qui avaient été capturés en mer sur la route Eretz Israël. Le Berger disait que si les Anglais les prenaient, ils les renverraient sûrement. Ils les mettraient dans un camp, et ensuite dans des bateaux pour les ramener, les uns en France, les autres en Italie, ou en Allemagne, ou en Pologne.

Esther n’avait pas dormi cette nuit. Le navire glissait silencieusement sur la mer houleuse, roulant et penchant à cause du poids du vent dans la grand-voile. Le commandant Frullo ne voulait personne sur le pont. On ne pouvait pas allumer une lampe, ni même un briquet pour une cigarette. Dans la cale du Sette Fratelli, il faisait noir comme dans un four. Esther serrait fort la main de sa mère, écoutant le froissement de l’eau sur la coque, les claquements de la voile. La nuit avait été très longue. C’était une nuit où chaque instant comptait, comme à Festiona, quand les Allemands cherchaient les fugitifs dans la montagne, ou comme cette nuit où les Américains avaient bombardé Gênes. Mais cette nuit était encore plus longue, parce que maintenant la fin du voyage était proche, après ces vingt jours en mer. Tout le monde avait tellement attendu, prié, parlé, chanté. Dans le noir, les voix avaient chanté un instant, en sourdine, dans une langue inconnue. Puis elles s’étaient arrêtées brusquement, comme si, quelque part en mer, malgré la distance et le bruit des vagues, les patrouilles des Anglais allaient les entendre.

À un moment, malgré l’interdiction, quelqu’un avait allumé un briquet pour regarder l’heure, et la nouvelle avait circulé de l’un à l’autre, en allemand, en yiddish, puis en français : « Minuit… C’est minuit. On a dépassé Chypre. » Comment savaient-ils cela ? Esther essayait d’imaginer l’île, ses hautes montagnes, derrière le navire, tel un monstre funèbre. Les passagers recommençaient à parler, on entendait des rires. Il y avait eu des bruits de pas sur le pont, l’écoutille s’était ouverte. Silvio, le jeune Italien ami d’Esther avait descendu quelques marches : « Silence, ne pas faire de bruit. Les bateaux anglais sont par ici. » On avait entendu des ordres sur le pont, puis le bruit mou de la voile qu’on amenait. Privé de vent, le navire s’était redressé, il oscillait sur la houle, recevant les vagues tantôt d’un bord, tantôt de l’autre. Où étaient les Anglais ? Esther avait l’impression qu’ils étaient de tous les côtés à la fois, traçant leurs cercles sur la mer, à la recherche de leur proie qu’ils devinaient dans l’ombre.

Le navire était resté très longtemps immobile, tournant sur lui-même dans le vent, bousculé par les vagues. Sur le pont, il n’y avait plus un bruit. Peut-être que les marins italiens étaient partis ? Peut-être qu’ils avaient abandonné le navire ? Esther continuait à serrer la main de sa mère. Le silence était tel que les jeunes enfants s’étaient réveillés, et qu’ils avaient commencé à pleurer, et leurs mères essayaient d’étouffer leurs cris contre leur poitrine.

Les minutes, les secondes duraient, chaque battement de cœur était séparé du suivant par une attente douloureuse. Au bout d’un temps très long, il y avait eu à nouveau un bruit de pas sur le pont, et la voix du commandant avait crié : « Alza la vela ! Alza la vela ! » De nouveau, le vent avait gonflé la voile. On avait entendu craquer les mâts, et les sifflements dans les agrès. Le navire avait recommencé à avancer contre la houle, penché sur le côté.

Rien n’avait semblé plus beau à Esther. Dans le noir, les gens avaient recommencé à parler, à voix basse d’abord, puis de plus en plus fort, et tous à la fois, criant, riant, chantant. L’écoutille s’était rouverte. Silvio était descendu avec une lampe-tempête. Il avait dit : « Nous sommes passés. » Tout le monde avait crié et applaudi. Un peu plus tard, les moteurs avaient redémarré. Le grondement des machines semblait une musique bien douce. Alors on s’était couché par terre, la tête appuyée sur les paquets préparés pour l’arrivée. Esther s’était endormie, sans lâcher la main d’Elizabeth, écoutant les vibrations régulières des moteurs dans le plancher, les yeux fixés sur l’étoile de lumière de la lampe-tempête.

Avant le lever du soleil, elle était montée sur le pont. Les marins dormaient encore. Quand elle avait ouvert l’écoutille, le vent lui avait coupé le souffle. Il y avait si longtemps qu’elle était enfermée dans la cale, qu’elle était restée un instant en équilibre, sans pouvoir bouger. Puis elle avait marché avec précautions jusqu’à l’avant du navire, et elle s’était installée là, avec le triangle du foc gonflé devant elle. C’est là qu’elle avait vu le jour se lever sur la mer.