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Ensuite, tout s’est passé très vite, comme dans un rêve. Le Sette Fratelli a mouillé au large d’une grande plage, devant la ligne des montagnes vert sombre. Des canots sont venus jusqu’au navire, et ont débarqué les gens, par petits groupes. Quand le tour d’Elizabeth et d’Esther est venu, la jeune fille a vu sur la plage les hommes qui attendaient, les valises et les paquets, et les femmes qui serraient leurs enfants contre elles. Elle a eu peur, tout à coup. Elle est retournée à sa place, à côté de l’échelle de la dunette, comme si elle voulait repartir avec le navire, continuer le voyage. Elizabeth l’attendait, et Jacques Berger lui faisait signe de venir, mais elle restait, les mains accrochées aux rampes de l’échelle. Finalement, Elizabeth est venue à elle, elle l’a entraînée vers le garde-corps, et elles sont descendues ensemble par l’échelle de corde jusqu’au canot.

Un instant après, Esther et Elizabeth étaient sur la plage. Le Berger était debout à côté des valises, son visage roux était tendu par l’inquiétude, ses yeux éblouis par la lumière. Malgré elle, Esther s’est mise à rire, et tout de suite après, elle a senti les larmes dans ses yeux. Son visage brûlait de fièvre. Elle s’est laissée glisser dans le sable, elle a appuyé son buste contre la valise de sa mère. Elle ne regardait plus rien. « Tout est fini, tout va bien aller, Estrellita. » La voix d’Elizabeth était calme, à présent. Esther sentait les doigts fins qui caressaient ses cheveux emmêlés par le sel. Jamais sa mère ne lui avait dit « petite étoile », c’était la première fois.

Au large, le navire trépidait. Les chaînes des ancres remontaient par saccades. Sur le pont, les marins italiens regardaient la plage. La grand-voile a flotté en clapotant dans le vent, puis s’est gonflée d’un coup. Le Sette Fratelli s’est éloigné. L’instant d’après, il n’y avait plus que la mer éblouissante au soleil couchant, et les canots qu’on halait sur la plage. Esther et Elizabeth ont marché lentement sur la plage, avec Jacques Berger qui portait les valises. Près des dunes, les gens attendaient, allongés sur le sable. Certains avaient étendu leurs couvertures. La nuit tombait. Le vent était tiède, l’odeur était douce, pleine de pollen. Elle enivrait un peu.

C’était la lumière qui était belle, la lumière, et les pierres. Comme si elle n’avait jamais connu cela avant, comme s’il n’y avait eu que l’ombre. La lumière, c’était le nom de la ville qu’elle entendait depuis qu’elle était toute petite, le nom que son père disait le soir, pour qu’elle s’endorme avec. Le nom était devant elle, devant Elizabeth, quand elles marchaient sur le chemin de cailloux, à travers la forêt, pour aller en Italie. C’était le nom qu’elle voulait entendre, quand elle attendait, chaque après-midi, à Festiona, cachée dans les herbes, là où devait arriver son père. C’était le nom même qui était dans l’appartement du 26 de la rue des Gravilliers, dans le passage sombre, les escaliers où l’eau ruisselait, avec le toit troué comme une harde. C’était lui encore, dans le navire qui fuyait sur la mer de l’hiver, c’était lui qui brillait quand elle montait sur le pont, qui éblouissait.

Esther courait dans les rues de la ville nouvelle, là où les immigrants s’étaient installés. Elle allait en haut de la colline, elle se perdait dans les bois de pins. Elle allait si loin qu’elle n’entendait plus rien d’humain, seulement le sifflement du vent dans les aiguilles de pin, le froissement léger d’un oiseau.

Le bleu du ciel donnait le vertige. Les rochers brûlaient d’une flamme blanche. La lumière était si violente que les larmes coulaient de ses yeux. Elle s’asseyait par terre, la tête appuyée sur ses genoux, le col de son manteau relevé jusqu’aux oreilles.

C’était là que Jacques Berger l’avait retrouvée, un matin, et après cela, il l’avait accompagnée chaque jour. Peut-être qu’il avait suivi ses traces, ou bien il l’avait épiée de loin, quand elle courait à travers les rues jusqu’à la montagne. Il l’avait appelée par son nom, en criant fort, et elle s’était cachée derrière un buisson. Ensuite, quand il était passé, elle était redescendue, jusqu’à un vieux mur. C’est là qu’il l’avait rattrapée. Ils avaient marché au milieu des pins, il la tenait par la main. Quand il l’avait embrassée, elle s’était laissée faire, tournant la tête de côté pour fuir son regard.

Jacques parlait des dangers qui étaient partout, à cause de la guerre. Il disait qu’il allait se battre contre les ennemis d’Israël, contre les Arabes, contre les Anglais. Un jour, il avait parlé de la nouvelle de la mort de Gandhi, il était pâle et bouleversé comme si c’était arrivé ici. Esther entendait cela, elle voyait la mort qui brillait, dans le ciel, dans les pierres, dans les pins et les cyprès. La mort brillait comme une lumière, comme le sel, sous les pas, dans chaque arpent de terre.

« Nous marchons sur les morts », disait Esther. Elle pensait à tous ceux qui étaient morts ailleurs, oubliés, abandonnés, tous ceux que les soldats de la Wehrmacht chassaient dans les montagnes, dans la vallée de la Stura ceux qu’on avait enfermés dans le camp de Borgo San Dalmazzo, et qui n’étaient jamais revenus. Elle pensait à la pente, en dessous du Coletto, où elle avait guetté la silhouette de son père, si longtemps que sa vue se brouillait et qu’elle perdait connaissance. Les pierres blanches brillaient ici, elles étaient les ossements de ceux qui avaient disparu.

Jacques lisait le livre noir du Commencement, et Esther écoutait les noms de ceux qui étaient morts sur cette terre, ceux dont les ossements s’étaient transformés en pierres. Elle demandait : « Lis-moi ce que Reb Joël a lu sur le pont du bateau, quand nous sommes arrivés. » Il lisait, lentement, et sa voix douce devenait forte, violente, elle faisait frissonner Esther.

« L’Éternel a parlé à Moïse, il a dit : je suis l’Éternel, j’ai apparu à Abraham, à Isaac, à Jacob. J’étais IAOH, le souverain, je ne me suis pas montré à eux comme un esprit. Alors, j’avais fait alliance avec eux, en leur donnant le pays de Canaan, cette terre de leur errance où ils avaient vécu en étrangers. Enfin, j’ai entendu les gémissements des enfants d’Israël, asservis par les Égyptiens, et je me suis souvenu de l’alliance. Parle aux enfants d’Israël, dis-leur : je suis l’Éternel. Je veux vous soustraire aux malheurs de l’Égypte, je veux vous délivrer de l’esclavage. Et je vous affranchirai en tendant le bras, en envoyant des châtiments terribles. Je vous adopterai comme mon peuple, je serai votre roi. Et vous reconnaîtrez que je suis IAOH, l’Éternel, car je vous aurai délivré du malheur de l’Égypte. Alors je vous ferai entrer sur la terre que j’ai promise à Abraham, à Isaac, à Jacob, je vous la donnerai comme possession héréditaire. »

Les paroles résonnaient dans le silence de la montagne. Jacques se penchait vers Esther, l’entourait de son bras. « Qu’as-tu donc ? Tu as froid ? » Elle secouait la tête, mais sa gorge était serrée. « Pourquoi faut-il qu’il y ait la guerre ? Ne peut-on vivre en paix ? « Jacques disait : « Il faut que ce soit la dernière guerre, qu’il n’y en ait plus jamais d’autres. Alors, les paroles du livre seront accomplies, nous pourrons rester sur la terre que Dieu nous a donnée. »

Mais la montagne, au-dessus de la ville d’Haïfa, était blanche d’ossements. La lumière n’était pas douce. Elle brûlait les yeux, elle était violente et féroce, et la peur était dans le vent, dans le ciel bleu, dans la mer. « Je suis fatiguée, si fatiguée », disait Esther. « Je voudrais tellement me reposer. » Jacques la regardait, sans comprendre. Sur lui, la lumière était plus douce, sur ses cheveux et sa barbe blonde, dans ses yeux pâles. Elle parvenait à sourire. Elle regardait sa grande main blanche entre ses mains à elle, si noires, si petites, des mains de bohémienne. Ils restaient allongés sur la pente caillouteuse, ils respiraient l’odeur du myrte et des pins, ils écoutaient la musique furtive du vent.