Elles disaient : « D’où es-tu ? » Et les voix claires prononçaient les noms des lieux où elles étaient nées, où elles s’étaient mariées, où leurs enfants étaient nés aussi : Qalqiliya, Jaffa, Qaqun, Shafa Amr, et les noms des gens qu’elles avaient connus, les rues vieilles d’Akka, d’Al-Quds, de Nablus, Hamza qui vivait non loin de la grotte de Makpela, Malika, la mère du cordonnier qui avait son étal près de la synagogue Rabbi Yokhanan, et Aïcha qui avait trois filles, et qui vivait à côté de la grande église des Chrétiens, près de la citadelle où Glubb Pacha avait installé ses canons. J’écoutais ces noms, Moukhalid, Jebaa, Kaisariyeh, Tantourah, Yajour, Djaara, Nazira, Djitt, Ludd, Ramleh, Kafr Saba, Ras al-Aïn, Asqalan, Gazza, Tabariya, Roumaneh, Araara, tous ces noms qui résonnaient étrangement dans l’air froid, autour des puits, comme s’ils étaient déjà dans un autre monde…
Aamma Houriya était trop fatiguée pour pouvoir venir écouter les noms près des puits. Alors, quand je revenais avec les deux seaux d’eau, je les posais devant la porte de notre cabane et je lui racontais tout ce que j’avais entendu, même les noms que je ne connaissais pas. Elle écoutait tout cela en hochant la tête, comme si cela avait une signification profonde que je ne pouvais comprendre. J’avais une mémoire exceptionnelle.
Cela, c’était au début, parce qu’après, peu à peu, le bruit des voix a décru, à mesure que l’eau des puits devenait plus rare et plus boueuse. Maintenant, il fallait laisser l’eau décanter dans les seaux une ou deux heures avant de la verser dans les cruches, en penchant le seau précautionneusement pour que la vase reste au fond. Alors le soleil montait chaque matin sur une terre encore plus âpre, plus rouge, calcinée, avec ces maigres buissons d’épines et ces acacias incapables d’ombre, la vallée de l’oued desséché, et les maisons de planches et de carton, les tentes déchirées, les abris fabriqués avec des tôles de voitures, des bidons d’essence, des bouts de pneus attachés avec du fil de fer en guise de toits. Tous regardaient, chaque matin, le soleil apparaître au-dessus des collines après la prière, sauf la vieille Leyla, qui portait sa destinée dans son nom puisqu’elle était aveugle et que ses yeux blancs ne pouvaient pas apercevoir le soleil. Elle restait, elle, assise sur une grosse pierre devant sa grotte, marmonnant des prières ou des insultes, attendant que quelqu’un lui porte à boire et à manger, et chacun savait que le jour où on l’oublierait, elle mourrait. Ses fils avaient tous été tués à la guerre, pendant la prise d’Haïfa, et elle était restée seule au monde.
Peu à peu, même les enfants avaient cessé de courir et de crier et de se battre aux abords du camp. Maintenant, ils restaient autour des huttes, assis à l’ombre dans la poussière, faméliques et semblables à des chiens, se déplaçant avec le mouvement du soleil. Sauf quand approchait l’heure de la distribution de nourriture, quand le soleil était au zénith.
Je les voyais alors, et c’était un miroir de ma propre faiblesse, de ma propre déchéance. Les traits de l’enfance, chez beaucoup d’entre eux, surtout parmi les pauvres, les orphelins de père et de mère, ou ceux qui avaient fui les villages de la côte sous les bombes, sans argent, sans provisions, semblaient déjà flétris par une vieillesse incompréhensible. Petites filles maigres aux épaules voûtées, leur corps flottant dans des robes trop grandes pour elles, petits garçons à demi nus, aux jambes arquées, aux genoux trop gros, la peau d’un gris sombre, couleur de cendre, le cuir chevelu mangé par la teigne, les yeux envahis de moucherons. C’étaient les visages surtout que je regardais, que je fixais parce que je ne voulais pas les voir : l’expression que je ne pouvais pas comprendre, leur regard vide, lointain, étranger, où brillait la lumière de la fièvre. Quand je marchais dans les rues de Nour Chams, sans but, au hasard, longeant les rangs de maisons, les murs de carton goudronné, de vieilles planches, c’étaient ces visages d’enfants que j’apercevais partout, ces regards vides et lointains qui me hantaient. Et comme dans un miroir je voyais mon propre visage, non celui d’une jeune fille de seize ans, beauté voilée que les yeux impatients des jeunes gens interrogent, mais visage d’une vieille femme ridée, flétrie, noircie par le malheur, desséchée par l’approche de la mort.
Partout où j’allais dans le camp, c’était ce visage que je voyais, mon visage, et mes mains amaigries où saillaient les veines, et la silhouette de mon corps fragile et fuyant comme une ombre. Les autres détournaient les yeux, ou bien, au contraire, me fixaient sans ciller, dans l’ombre de leur tarh, comme du fond d’une grotte, sans rien dire, mais avec une sorte de folie muette.
Maintenant, même aux puits, les femmes avaient cessé de parler. Elles ne se plaignaient plus, elles ne prononçaient plus les noms des villes et des gens disparus. Avec la sécheresse de l’été, l’eau avait encore baissé au fond des puits, et le seau basculé au bout de la corde raclait un fond boueux, presque noir.
L’eau était devenue si rare qu’on ne pouvait plus se laver, ni laver les habits. Les vêtements des enfants étaient souillés d’excréments, de nourriture, de terre, et les robes des femmes étaient devenues rigides de crasse, pareilles à de l’écorce.
Les vieilles femmes, le visage noir, les cheveux emmêlés, sentaient une odeur de charogne qui me soulevait le cœur. Nous partagions à ce moment-là notre maison avec une vieille paysanne du littoral (de Zarqa). L’odeur de la vieille femme m’était devenue si insupportable que j’avais pris l’habitude de dormir dehors, dans la poussière, enroulée dans une vieille toile.
Je ne me sentais bien que lorsque je pouvais m’éloigner du camp. Je grimpais, tôt le matin, jusqu’en haut de la colline de pierres, jusqu’à la tombe du vieux Nas. Un jour, sur le chemin, j’ai vu pour la première fois une bête mourir de soif. C’était la chienne blanche de Saïd, le fils cadet de Nas, que je connaissais bien parce que le vieil homme s’était pris d’affection pour elle, vers la fin de sa vie, et qu’elle restait souvent près de lui, couchée, les pattes de devant bien allongées sur le sol, et la tête redressée. Elle n’avait pas de nom, il me semble, mais elle suivait le vieil homme partout où il allait. Quand il est mort, la chienne l’a suivi jusqu’à sa tombe, en haut de la colline, et elle n’est redescendue que le lendemain. Et depuis, chaque matin, elle montait en haut de la colline, et redescendait à la nuit tombante. Mais l’eau était devenue précieuse, et quand je l’ai rencontrée, un matin, elle était en train de mourir. Elle haletait si fort que je l’ai entendue depuis le bas du chemin. Entre les buissons d’épines, dans la lumière du soleil levant, elle était maigre, flasque, elle ressemblait à une tache. Je me suis approchée d’elle, jusqu’à la toucher, mais elle ne m’a pas reconnue. Elle était déjà du côté de la mort, les yeux vitreux, le corps secoué de frissons, sa langue noire et enflée sortie de sa bouche. Je suis restée à côté d’elle jusqu’à la fin, assise par terre, pendant que la lumière du soleil devenait éblouissante. Je pensais à ce que disait le vieux Nas, à cette interrogation qu’il répétait sans cesse, comme un refrain : « Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? » Alors le soleil était haut dans le ciel, il brûlait la terre sans espoir, il brûlait le visage des enfants, il brillait avec force sur le pelage de la chienne en train de mourir. Jamais je n’avais senti cela auparavant, cette sorte de malédiction, cette force impitoyable de la lumière sur une terre où la vie se brise et s’échappe, où chaque journée qui commence enlève quelque chose à la journée qui l’a précédée, où la souffrance est immobile, aveugle, impossible à comprendre comme les marmonnements de la vieille Leyla dans sa grotte.