Pour cela Saadi Abou Talib, le Baddawi, celui qui fut plus tard mon mari, et qui ne savait ni lire ni écrire, ayant appris que j’avais été à l’école à al-Jazzar, m’avait demandé d’écrire tout ce que nous endurons ici, au camp de Nour Chams, afin que cela se sache, et que nul n’ose l’oublier. Et moi, je l’ai écouté, et pour cela j’ai écrit la vie, jour après jour, sur les cahiers d’école que j’avais apportés avec moi. C’est Ahmad, mon père, avant de partir pour le nord d’où il n’est jamais revenu, qui a eu la volonté de me faire apprendre à lire et à écrire comme si j’étais un garçon, pour que je puisse apprendre les sourates du Livre, et calculer et résoudre les problèmes de géométrie comme n’importe quel garçon sait le faire. Avait-il pensé qu’un jour je me servirais de l’écriture pour remplir ces cahiers de ma mémoire ? Il me semble qu’il l’aurait approuvé, et c’est pourquoi j’ai écouté ce que me disait Saadi, le Baddawi.
Et pour elle aussi j’ai écrit, pour celle qui a marqué son nom en haut du cahier, sur la route de la source de Latrun, Esther Grève, dans l’espoir qu’elle lira un jour cela, et qu’elle viendra jusqu’à moi. Elle est venue, ce jour-là, et j’ai lu ma destinée sur son visage. Un bref instant, nous étions réunies, comme si nous devions nous rencontrer depuis toujours. Quand j’aurai fini d’écrire ces cahiers, je les donnerai à un soldat des Nations unies, pour qu’il les lui remette, là où elle se trouvera. Pour cela, j’ai la force d’écrire, malgré la solitude et la folie qui m’entourent.
J’ai parlé de la mort de la chienne blanche, de sa souffrance interrompue, tandis que le soleil montait impitoyablement dans le ciel au-dessus de la colline de pierres, parce que c’était la première fois que je voyais la mort. J’avais déjà vu des hommes et des femmes morts, couchés sur leurs nattes, dans les chambres très propres, très blanches, autrefois à Akka, les morts qui semblaient dormir dans le drap très blanc et très propre qu’on allait coudre sur eux, avec leurs yeux fermés, marqués d’une tache sombre, leurs lèvres serrées, maintenues par un léger fil qui entourait les mâchoires et se perdait dans les cheveux. Ainsi, ma tante Raïssa, et mon grand-père Mohamad, froids, immobiles, un peu gauches dans la mort comme s’ils n’étaient pas encore habitués. Puis les cercueils qu’on mettait dans les tombeaux, la tête tournée vers le sud, et le travail des fossoyeurs, les cris stridents des pleureuses professionnelles. Le vieux Nas lui-même était parti sans mystère, en premier, comme on souffle une lampe, et je n’avais vu de lui que cette forme enveloppée dans le vieux drap trop court, et ses deux pieds nus qui s’inclinaient vers le fond de la terre.
Mais la chienne blanche était morte vraiment, j’avais vu la terreur sans but de son regard, ses yeux vitreux, j’avais entendu l’effort de son souffle qui ne voulait pas cesser, j’avais senti sous ma main le frisson très long et douloureux, puis le froid silence de son corps, tandis que le soleil éclairait sans pitié son pelage plein de poussière. Alors j’avais su que la mort était entrée dans notre camp. Maintenant, elle allait prendre les autres animaux, et les hommes, les femmes, les enfants, l’un après l’autre. J’avais couru à travers les buissons jusqu’en haut de la colline, là où on apercevait la route d’Attil, de Tulkarm, les collines de Jenin, la tache sombre de l’oued desséché, tout ce qui était devenu notre monde et nous retenait prisonniers. Pourquoi étions-nous là ? Pourquoi ne partions-nous pas, traversant ces collines, vers l’ouest, vers la mer qui pourrait nous sauver ?
La plupart des habitants du camp de Nour Chams venaient des montagnes. Ils avaient vécu dans ces vallées rouges semées d’arbres épineux, où avancent lentement les troupeaux de chèvres guidés par un enfant. Ils ne connaissaient rien d’autre, ils n’avaient jamais vu la mer. Même Aamma Houriya ne s’en souciait pas.
Mais moi, j’étais née à Akka, devant la mer, c’est là que j’avais grandi, sur la plage, au sud de la cité, me baignant dans les vagues qui venaient jusqu’aux remparts, près de la forteresse des Anglais, ou bien sous les murs de la forteresse des Français, guettant les voiles aiguës des pêcheurs, pour être la première, au milieu de tous les enfants, à reconnaître le bateau de mon père. Il me semblait que si je pouvais voir la mer, encore, la mort n’aurait plus d’importance, elle n’aurait plus de prise sur moi, ni sur Aamma Houriya. Alors le soleil ne serait plus aussi impitoyable, les jours noteraient plus de souffle aux jours qui l’ont précédé. Maintenant, tout cela m’a été interdit.
Quand les soldats étrangers nous ont fait monter dans les camions bâchés pour nous conduire jusqu’ici, au bout de la terre, jusqu’à cet endroit tel qu’on ne peut aller plus loin, j’ai compris que je ne reverrai plus jamais ce que j’aimais. Où sont les voiles des bateaux qui glissent sur la mer, le matin, entourés de mouettes et de pélicans ?
Dans le regard des enfants, tapis dans l’ombre des huttes, immobiles, pareils aux chiens errants dont personne ne se soucie, j’ai vu ma propre vieillesse, ma propre fin. Mon visage amaigri et ridé, à la peau terne, ma chevelure autrefois si belle, qui couvrait mon dos jusqu’aux reins comme un manteau de soie, devenue cette broussaille souillée, pleine de poussière et d’épines, mangée par les poux, et mon corps devenu léger, mes mains et mes pieds noircis où saillent les veines comme sur les mains et les pieds des vieilles femmes.
Il y a longtemps que plus personne à Nour Chams n’a de miroir. Les soldats, quand ils ont fouillé nos bagages, ont enlevé tout ce qui pouvait servir d’arme, les couteaux, les ciseaux, mais aussi les miroirs. Avaient-ils peur pour eux ? ou bien craignaient-ils que nous nous en servions contre nous-mêmes ?
Jamais je n’avais pensé aux miroirs auparavant. Il était naturel de pouvoir voir mon visage. À présent, j’ai compris que sans miroir on est différent, on n’est plus tout à fait la même. Peut-être que les soldats qui nous les ont enlevés le savaient ? Peut-être qu’ils avaient deviné comme nous regarderions avec inquiétude le visage des autres, comme nous chercherions à deviner en eux ce que nous étions devenus, pour essayer de nous souvenir de nous-mêmes, comme de notre propre nom ?
Chaque jour, chaque semaine qui passaient à Nour Chams, ajoutaient d’autres hommes, d’autres femmes, d’autres enfants.
Je me souviens maintenant comment notre tante Houriya est arrivée. Bien qu’elle ne fût rien pour moi, puisqu’elle était arrivée quelques jours après moi, avec les réfugiés qui venaient d’al-Quds, je l’appelais tante, parce que je l’aimais comme une parente véritable. Comme moi, elle est arrivée à Nour Chams dans un camion bâché des Nations unies. Elle avait, pour seul bagage, une machine à coudre. Comme elle n’avait pas de maison, je l’ai conduite dans la cabane de planches où je vivais seule, dans la partie du camp qui était contre la colline de pierres. Quand elle est descendue du camion, la dernière, elle m’est apparue telle que je l’ai connue jusqu’à la fin, digne et avec une belle allure au milieu de nous tous qui étions déjà fatigués par les épreuves. Une silhouette rassurante, bien droite sur le sol de poussière. Elle était vêtue de l’habit traditionnel, la longue galabieh de toile claire, le shirwal noir, le visage voilé de blanc, les pieds chaussés de sandales incrustées de cuivre. Les nouveaux venus avaient rassemblé leurs bagages, et ils avaient commencé à marcher vers le centre du camp, pour trouver un abri contre le soleil, une habitation. Le camion bâché des étrangers était reparti vers Tulkarm, dans un nuage de poussière. Elle, restait immobile, debout à côté de sa machine à coudre, comme si elle attendait un autre camion qui l’emmènerait plus loin. Puis, parmi les enfants qui la regardaient, elle m’a choisie, peut-être parce que j’étais la plus âgée. Elle m’a dit : « Montre-moi le chemin, ma fille. » Elle m’a dit cela, elle a prononcé le mot, benti, ma fille, et pour cela je crois que je l’ai appelée Aamma, tante, comme si c’était moi qu’elle était venue voir à Nour Chams, comme si c’était elle que j’attendais.