Aamma Houriya s’arrêtait de parler. Nous restions immobiles, dans l’attente de ce qui allait suivre. C’est pendant qu’elle racontait cette histoire, je m’en souviens, que le jeune Baddawi, Saadi Abou Talib est arrivé pour la première fois dans le camp. Il s’est assis sur ses talons, un peu à l’écart, pour écouter ce que disait notre tante. Aamma Houriya, cette fois-là, a observé un long silence, pour que nous puissions entendre les battements de notre cœur, les bruits légers qui venaient des autres maisons, avant la nuit, la voix des bébés, les aboiements des chiens. Elle savait la valeur du silence.
Elle a continué : « C’était l’eau qui était belle dans ce jardin, vous savez. C’était une eau comme vous n’en avez jamais vu, ni goûté, ni rêvé, une eau si claire, si fraîche et pure que ceux qui en buvaient avaient en eux la jeunesse éternelle, ils ne vieillissaient pas, ils ne mouraient jamais. Les ruisseaux couraient à travers ce jardin, ils allaient jusqu’à ce grand fleuve qui en faisait le tour, et qui coulait dans les deux sens, du couchant au levant, et du levant au couchant. Ainsi étaient les choses, en ce temps-là. Et elles continueraient toujours, et nous serions nous aussi, aujourd’hui, dans ce jardin, à l’ombre des arbres, à l’heure où je vous parle, en train d’écouter la musique des fontaines et le chant des oiseaux s’il n’était arrivé que les Djenoune, les maîtres de ce jardin, ne se soient mis en colère contre les hommes et n’aient tari toutes les sources, et versé du sel dans le grand fleuve qui est devenu ce qu’il est aujourd’hui, amer et sans fin. »
Houriya s’arrêtait encore un peu. Nous voyions le ciel s’obscurcir lentement. Des fumées montaient çà et là entre les toits des baraques, mais elles étaient illusoires et mensongères, nous le savions bien. Les vieilles femmes avaient allumé du feu pour faire bouillir de l’eau, mais elles n’avaient rien d’autre à y jeter que quelques herbes et quelques racines qu’elles avaient déterrées dans les collines. Certaines n’avaient rien à faire cuire, mais elles faisaient du feu par habitude, comme si elles allaient se nourrir avec la fumée, comme les revenants des histoires que nous racontait Aamma Houriya. Elle, continuait son récit, et tout d’un coup, mon cœur battait plus vite parce que j’avais compris que c’était notre propre histoire qu’elle racontait, ce jardin, ce paradis que nous avions perdu lorsque la colère des génies nous avait frappés.
« Comment les Djenoune se sont-ils mis en colère contre les hommes, pourquoi ont-ils détruit ce jardin où nous aurions dû vivre dans le printemps éternel ? Il y en a qui disent que c’est à cause d’une femme, parce qu’elle a voulu entrer dans le palais des Djenoune, et pour faire cela, elle a fait croire aux hommes qu’ils étaient aussi forts que les Djenoune, et qu’ils pourraient aisément les chasser de leur palais, étant plus nombreux. D’autres disent que c’est à cause de deux frères, l’un nommé Souad, et l’autre Safi, nés du même père et de deux mères différentes et qui à cause de cela se haïssaient, chacun voulant garder pour soi la part de jardin de l’autre. On raconte qu’ils se battaient tout enfants, à mains nues, et alors les Djenoune riaient de voir leurs efforts, comme deux jeunes béliers qui s’affrontent dans la poussière. Puis ils sont devenus plus grands et ils se sont battus avec des bâtons et des pierres, et les Djenoune, du haut des murailles de leur palais, tout près des nuages, continuaient de rire et se moquaient d’eux, les comparant à des singes. Mais ils sont devenus adultes, et le combat continuait, maintenant avec des épées et des fusils. Les deux hommes étaient aussi forts l’un que l’autre, et aussi rusés. Ils se blessaient cruellement, leur sang coulait sur la terre, mais aucun des deux ne voulait se reconnaître vaincu. Les Djenoune les regardaient toujours du haut de leur palais, et ils disaient : qu’ils se battent et qu’ils épuisent leurs forces, après quoi ils pourront devenir amis. Mais alors est intervenue une vieille, une sorcière disait-on, au visage noir, vêtue de haillons, et peut-être que c’était déjà Aïcha, car elle était très vieille, et elle connaissait tous les secrets des Djenoune. Les deux frères sont allés la consulter l’un après l’autre, et ils lui ont promis beaucoup d’or pour qu’elle leur donne la victoire. La vieille esclave a cherché dans ses bagages, et elle leur a donné à chacun d’eux un cadeau. À l’aîné, Souad, elle a donné une petite cage qui contenait un animal sauvage, à la gueule rouge, qui brillait curieusement dans la nuit, et jamais personne n’en avait vu de semblable dans ce jardin. Au deuxième garçon, qui s’appelait Safi, elle a donné un grand sac de peau qui contenait un nuage invisible et puissant. Car en ce temps-là, dans ce jardin, il n’existait ni le feu ni le vent. Alors les deux frères, au comble de leur haine, sans réfléchir, ont jeté l’un contre l’autre ces deux présents empoisonnés. Quand celui qui avait la petite cage l’ouvrit, l’animal sauvage à la gueule rouge bondit au-dehors, et tout de suite il s’empara des arbres et des herbes et il devint très grand. L’autre frère, alors, ouvrit le sac de peau, et du sac sortit le vent qui souffla sur le feu et le transforma en un incendie gigantesque qui embrasa tout le jardin. Les flammes rouges brûlèrent tout, les arbres, les oiseaux, et les hommes qui étaient dans ce jardin, sauf quelques-uns qui trouvèrent refuge dans le grand fleuve. Maintenant, dans leur palais entouré de fumées noires, les Djenoune ne riaient plus. Ils dirent :
« Que la malédiction de Dieu soit sur vous tous, les hommes, et sur vos générations. » Et ils quittèrent à tout jamais le jardin dévasté. Et avant de partir, ils fermèrent toutes les sources et toutes les fontaines, pour être sûrs que rien ne repousse sur cette terre, puis ils jetèrent une grande montagne de sel qui se brisa et se répandit dans le fleuve. C’est ainsi que le jardin de Firdous est devenu ce désert sans eau, et que le grand fleuve circulaire est devenu amer et a cessé de couler dans les deux sens. Ici se termine mon histoire. Depuis ce temps, les Djenoune n’aiment plus les hommes, ils ne leur ont pas encore pardonné, et sur cette terre continue d’errer la vieille Aïcha, l’esclave immortelle, qui donne des armes et la mort à ceux qui écoutent ses paroles. Que Dieu nous préserve de la rencontrer sur notre chemin, enfants. »