Il y a si longtemps que nous sommes prisonniers de ce camp, j’ai du mal à me souvenir comment c’était, avant, à Akka. La mer, l’odeur de la mer, les cris des mouettes. Les barques glissant à travers la baie, à l’aube. L’appel de la prière, au crépuscule, dans la lumière vague, quand je marchais auprès des remparts, dans les oliveraies. Les oiseaux s’envolaient, les tourterelles paresseuses, les pigeons aux ailes argentées qui traversaient le ciel ensemble, tournant, basculant, repartant dans l’autre sens. Dans les jardins, les merles poussaient des cris inquiets quand la nuit arrivait. C’est tout cela que j’ai perdu.
Ici, la nuit vient tout d’un coup, sans appel, sans prière, sans oiseaux. Le ciel vide change de couleur, devient rouge, puis la nuit monte au fond des ravins. Quand je suis arrivée, au printemps, les nuits étaient chaudes. Les collines de pierres soufflaient la chaleur du soleil jusqu’au cœur de la nuit. Maintenant, c’est l’automne, les nuits sont froides. Dès que le soleil a disparu derrière les collines, on sent le froid qui monte de la terre. Les gens s’enveloppent comme ils peuvent, dans les couvertures que les Nations unies ont distribuées, dans des manteaux sales, dans des draps. Le bois est devenu si rare, qu’on n’allume plus de feu pour la nuit. Tout est noir, silencieux, glacé. On est abandonnés, loin du monde, loin de la vie. Jamais je n’avais ressenti cela avant. Très vite, les étoiles apparaissent dans le ciel, font leurs dessins magnifiques. Je me souviens, autrefois, sur la plage, avec mon père, je marchais, et des dessins des étoiles me semblaient familiers. C’étaient comme des lumières de villes inconnues suspendues dans le ciel. Maintenant, leur lumière pâle et froide fait paraître notre camp encore plus obscur, plus abandonné. Les soirs où la lune est ronde, les chiens errants aboient. « C’est la mort qui passe », dit Aamma Houriya. Au matin les hommes vont jeter au loin les cadavres des chiens morts dans la nuit.
Les enfants crient aussi dans la nuit. Je sens un frisson tout le long de mon corps. Est-ce qu’au matin, il faudra aller chercher les corps des enfants morts dans la nuit ?
Le Baddawi, celui qui s’appelle Saadi, s’est installé dans la colline de pierres, près de l’endroit où a été enterré le vieux Nas il y a plus d’un an déjà. Non loin de la tombe, il a construit un abri avec de vieilles branches et un morceau de toile. Il reste là tout le jour et toute la nuit, presque sans bouger, à regarder la route de Tulkarm. Les enfants montent le voir chaque matin, et avec eux il surveille la route où doit venir le camion du ravitaillement. Mais quand le camion arrive, il ne descend pas. Il reste assis à côté de son abri, comme si cela ne le regardait pas. Il ne va jamais chercher sa part. Parfois il a si faim, qu’il descend à mi-chemin de la colline, et comme notre maison est la première qu’il rencontre, il reste debout, un peu en retrait. Aamma Houriya prend un peu de pain, ou une galette de pois chiches qu’elle a faite elle-même. Elle dépose cela sur une pierre, et elle retourne chez elle. Saadi s’approche. Son regard me fixe, avec une sorte de timidité et de dureté qui fait battre mon cœur. Les chiens qui rôdent dans les collines autour du camp ont la même couleur dans leurs yeux. Le Baddawi est le seul qui n’ait pas peur des chiens. Là-haut, sur la colline, il leur parle. Les enfants racontent cela, et Aamma Houriya, quand elle l’a entendu, a dit qu’il était simple, et que pour cela, notre camp était protégé.
Chaque matin, je suis allée en haut de la colline, pour voir arriver le camion des Nations unies. C’est ce que j’ai dit. Mais c’était aussi pour voir le Baddawi, assis sur sa pierre, devant sa hutte de branches, enveloppé dans son manteau de laine. Ses cheveux sont longs et emmêlés, mais son visage est celui d’un jeune garçon encore imberbe, avec seulement une légère moustache. Quand je me suis approchée, il m’a regardée, et j’ai vu la couleur de ses yeux, pareille à celle des chiens errants. Il ne descend de la colline que pour aller boire aux puits. Il attend dans la rue, et quand vient son tour, il puise l’eau dans le seau avec sa main, et il ne boit plus jusqu’au soir. Les filles se moquent de lui, mais elles en ont un peu peur aussi. Elles disent qu’il se cache dans les buissons pour les épier quand elles vont uriner. Elles disent qu’il a essayé d’entraîner une fille, et qu’elle l’a mordu. Mais ce sont des ragots.
Quelquefois, quand Aamma Houriya raconte une histoire de Djinn, il vient écouter. Il ne s’assoit pas avec les enfants. Il reste un peu à l’écart, la tête inclinée vers le sol, pour écouter. Aamma Houriya dit qu’il est seul au monde, qu’il n’a plus de famille. Mais personne ne sait d’où il vient, ni comment il est arrivé ici, au bout de la route, à Nour Chams. Peut-être qu’il y était avant tout le monde, avec un troupeau de chèvres, et quand ses bêtes sont mortes, comme il ne savait pas où aller, il est resté. Peut-être qu’il est né ici.
Il s’est approché de moi, il m’a parlé. Sa voix était douce, avec un accent que je n’avais jamais entendu auparavant. C’est Aamma Houriya qui dit qu’il parle comme les gens du désert, comme un Baddawi. Pour cela nous l’appelons ainsi.
Il me regardait avec ses yeux jaunes. Il me demandait qui j’étais, d’où j’étais. Quand je lui ai parlé d’Akka et de la mer, il voulait savoir comment était la mer. Il ne l’avait jamais vue. Il connaissait seulement le grand lac salé, et la vallée immense de Ghor, et al-Moujib, où il disait que les Djenoune avaient leurs palais. Moi, je lui racontais ce que j’avais vu, les vagues régulières qui vont mourir sur les murs de la ville, les arbres échoués sur la plage, et à l’aube, les bateaux à voile traversant la brume au milieu des vols de pélicans. L’odeur de la mer, le goût du sel, le vent, le soleil qui entre dans l’eau chaque soir, jusqu’à la dernière étincelle. J’aimais sa façon d’écouter, son regard brillant, ses bras qu’il croisait sur son manteau, ses pieds nus posés bien à plat sur la terre.
Je ne parlais pas comme Aamma Houriya, car je ne savais pas de contes. Je ne savais dire que ce que j’avais vu. Lui, à son tour, parlait de ce qu’il savait, des montagnes où il gardait les troupeaux, près du grand lac salé, marchant jour après jour le long des rivières qui courent sous le sable, rongeant les herbes et les buissons, avec pour seuls compagnons les chiens courant au-devant de lui. Les camps des nomades, l’odeur des feux, les voix des femmes, ses frères venus d’ailleurs, avec d’autres troupeaux, qui se rencontraient puis s’en allaient.
Quand je lui parlais, ou quand il me parlait, des enfants venaient pour écouter. Leurs yeux étaient agrandis par la fièvre, leurs cheveux emmêlés, leur peau noire brillait à travers leurs vêtements en haillons. Mais nous étions semblables à eux, moi, la fille de la ville de la mer, et lui, le Baddawi, plus rien ne nous distinguait, nous avions le même regard de chien errant. Nous parlions, chaque soir, quand le crépuscule atténuait la brûlure du jour, en regardant les minces colonnes de fumée qui montaient du camp, et alors plus rien ne semblait désespéré. Nous pouvions nous échapper, nous redevenions libres.
Maintenant, moi non plus, je n’allais plus attendre le camion du ravitaillement. En haut de la colline, assise à côté de Saadi, je voyais le nuage de poussière au loin, sur la route de Tulkarm, et j’entendais les cris des enfants ameutés qui psalmodiaient : « La farine !.. Le lait !.. La farine !.. »
C’était Aamma Houriya qui devait aller chercher les rations. Moi, je restais à écouter Saadi, cherchant à me souvenir encore mieux comment c’était, autrefois, sur la plage d’Akka, quand j’attendais le retour des bateaux de pêche et que j’essayais d’apercevoir la première celui de mon père.